Lettre à nos édiles

Au moment où vous, maires de France, réunissez comme chaque année votre congrès, permettez à un vétéran de l’aménagement du territoire de vous écrire quelques mots. Beaucoup de nos édiles, dit-on, sont découragés. Vous devriez pourtant être fiers de votre rôle, plus que jamais. Au plus près de vos concitoyens vous êtes les mieux placés pour les aider à construire des solidarités indispensables à l’équilibre de notre société.

Petit retour en arrière : on se souviendra sans doute des « scénarios de l’inacceptable ». La Datar des années 80 les avait dessinés pour conjurer les risques. Et bien il suffit de parcourir nos campagnes désertes, nos centre-villes abimés, nos banlieues hideuses, nos monuments abandonnés pour savoir que nous avons bien souvent accepté l’inacceptable ! 

Mais cet inacceptable dépasse aujourd’hui le cadre géographique. Je m’explique. Notre société est en perte de repères. Autrefois, la paroisse, le village, la famille, l’école, l’église, le syndicat, le parti, le café même étaient des lieux d’échanges où se forgeaient les solidarités. Ces lieux sont en voie d’implosion. Et à l’heure où l’on se gargarise de technologies et de réseaux dits sociaux nous sommes tous, maintenant, plus ou moins plongés dans ce que j’appellerais une « solitude grégaire », qui explique pour beaucoup le malaise de nos sociétés. 

Bien sûr avec Internet tout le monde peut communiquer avec tout le monde, tout le temps. Mais pour une communication superficielle en quelques signes, que d’échanges avortés, de rencontres rendues impossibles ! Combien de fois sommes-nous, zombies, autistes, les yeux rivés sur un téléphone mobile au lieu de parler tout simplement avec celles et ceux qui sont proches à toucher. A l’heure de Facebook notre époque engendre une espèce de narcissisme de masse qui fait oublier que mille amis ne remplacent pas une amitié. La solidarité, élément constitutif de l’humanité, disparait dans un trou noir où se désintègre l’empathie. 

Alors que faire ? Et bien il faut défendre, pied à pied, les solidarités du territoire. C’est pourquoi en dépit de la connotation négative du mot je crois au communautarisme. Bien sur le repli sur soi d’une partie de la population, le rejet implicite de l’autre, le tribalisme, le développement des cultures victimaires sont haïssables. Mais la solidarité d’un groupe social ne saurait être condamnable en soi. Bien au contraire. Il fut un temps où l’histoire américaine s’est enrichie de ses différences : l’immigrant gardait ses racines italiennes ou irlandaise tout en croyant au rêve américain.

Je fais partie de ceux pour qui André Gide a dit beaucoup de bêtises dont le fameux « famille, je vous hais »... Car être solidaire d’une famille, d’un groupe donné, n’est pas à priori condamnable. Appartenance et apartheid ce n’est pas la même chose. Confondre le désir de vivre en communauté avec la tentation de vivre en secte c’est tout mélanger. 

Le communautarisme en soi n’est pas le problème. Le problème c’est le rejet de l’autre, l’intolérance, le racisme qui envahissent ceux que l’isolement prive de repères. Au risque de choquer je plaide donc pour un communautarisme ouvert, où chacun puisse faire vivre ses affinités sans exclure celle des autres. Et laïc bien sûr ! Notre République doit être modérée mais très vigilante, ni hall de gare, ni maison de rééducation. Je ne parle pas ici de « racines » (concept plus adapté aux radis qu’aux hommes, à mon avis!). Je parle de solidarité choisie. L’individu isolé est dangereux parce que privé de boussole ; l’homme qui ne se définit que par son groupe d’appartenance l’est aussi car il est candidat à une servitude volontaire : celle de la dérive sectaire. 

L’équilibre est à rechercher entre les deux. Et cela correspond bien à notre double nature : individus parmi les hommes, mais aussi passagers solidaires d’une commune aventure, l’aventure humaine.

Je sais qu’à la tribune de votre Congrès beaucoup de propos démagogiques vous sont servis. Croyez cependant à ma sincérité lorsque dès que vous jouez un rôle essentiel dans notre société qui a tendance à se déshumaniser. J’entends dire depuis des années qu’il y a trop de communes en France. Et bien ce propos de comptable aujourd’hui me choque ! Si des économies sont à faire qu’on les cherche ailleurs que dans les structures qui aident nos concitoyens à mieux vivre ensemble. Le débat récent sur les « emplois aidés » est, à cet égard, éclairant : la diminution de leur nombre a constitué une faute majeure, portant un coup sévère a tout un pan de la vie locale…

L’histoire nous montre combien d’innovations, ou progrès ont été réalisés quand la France se façonnait là où les gens vivaient, lorsque nous pratiquions une politique d’aménagement du territoire propre à satisfaire cette exigence. Cette politique nous l’avons abandonné au profit d’une centralisation stérilisante. 

Heureusement les nouvelles technologies peuvent aussi transformer la donne dans un sens positif : le développement d’Internet, le télétravail (20% des français la pratique aujourd’hui), le e-commerce, la télémédecine, la banque à distance, les MOOC, nous aiderons à changer de paradigme : hier il fallait vivre où l’on trouvait du travail, demain il faudra travailler où nous voulons vivre. L’un d’entre vous (1) vient d’écrire des pages lumineuses sur le sujet.

Pour finir je voudrais enfin oser ici une prédiction. Je suis pour ma part convaincu que la mondialisation n’est pas la fin de l’histoire. Bientôt, très bientôt, les hommes auront épuisé les horizons de la globalisation et les chimères du monde virtuel. Comme Ulysse après un long voyage ils retrouveront le chemin de chez eux. Ils auront compris qu’on trouve autant de merveilles au fond de son village qu’à des milliers de kilomètres de lui. Alors ils saisiront le rôle essentiel des gardiens de solidarités que vous êtes. Alors, n’en doutez pas, ils salueront votre travail, avec la reconnaissance qui vous est due.















(1)  C. Fromentin, maire de Neuilly

Stephanie Artarit

Autrice chez Belfond et Assouline. Fondatrice de Gang of Style, French brands agent in Greece, INOUI EDITIONS, Mare di Latte, RESEA Swimwears, Lorna Murray, Pier Sicilia, Studio M

6 ans

Et oui « racine » vient bel et bien de radix 😉

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Bernard Attali

  • Cécité.

    Cécité.

    L’aveuglement des démocraties est stupéfiant. Nos responsables semblent saisis de sidération devant les décisions du…

    3 commentaires
  • Dieu s’habille en data.

    Dieu s’habille en data.

    Giuliano da Empoli signe avec L’heure des prédateurs[1] un livre choc qui veut déranger. Et qui dérange vraiment.

    3 commentaires
  • Quand le dragon crachera du feu.

    Quand le dragon crachera du feu.

    Je gage que la partie de bras de fer qui s’engage entre les Etats-Unis et la Chine ne sera pas à l’avantage de l’Oncle…

  • L'arroseur arrosé

    L'arroseur arrosé

    Les dégâts que Donald Trump a déjà causé sont considérables. Sur le plan géopolitique et sur le plan économique.

    4 commentaires
  • Schizophrénie.

    Schizophrénie.

    La décision brutale prise par le gouvernement de débrancher le patron d’EDF démontre une nouvelle fois la schizophrénie…

    1 commentaire
  • Réarmer : une question de courage…

    Réarmer : une question de courage…

    Nous sommes en plein concours Lépine. Chaque jour qui passe le débat sur le financement de notre Défense s’enrichit de…

    1 commentaire
  • Lettre à un ami américain.

    Lettre à un ami américain.

    Cher ami, Nous nous connaissons depuis longtemps et vous savez combien j’aime votre pays. J’y ai travaillé, j’y ai…

    5 commentaires
  • Terres rares et poker menteur.

    Terres rares et poker menteur.

    Décidément on s’habitue à tout, même au pire. Au moment où j’écris ce billet le détail de l’accord passé entre les USA…

    2 commentaires
  • C'est quand qu'on va où?

    C'est quand qu'on va où?

    Il y a des jours ou le dégoût vous saisit au lever. Ce matin en bref : la trahison de l’Ukraine et de l’Europe par le…

  • Du soft power au hard power.

    Du soft power au hard power.

    Il se passe des choses bien étranges aux Etats-Unis[1]. On a peine à se souvenir que le Président Trump n’est en place…

Autres pages consultées

Explorer les sujets