Des porteurs d'eau à Google, la capture du flux comme source de valeur.

Des porteurs d'eau à Google, la capture du flux comme source de valeur.

Sans flux, pas de valeur. Aujourd'hui, tout devient flux.

Il était une fois les porteurs d’eau. Allant de villages en villages pour apporter le précieux liquide, ils colportaient de l’information tel un réseau à bas débit. Puis vinrent les aqueducs qui permirent d’apporter l’eau dans les villes en augmentant le débit et rendirent leur métier inutile…

The English version is here

"Détourner du flux, capturer les signes de la richesse, cela suppose la création de différentiels. Créations indéfiniment alimentées par l'imagination humaine, et différentiels jamais abolis, parce que vitaux." (François Rachline)

Quel rapport entre l’eau et Google ou la digitalisation au sens large?

Les analogies sont nombreuses. L’être humain est constitué en moyenne de 60% d’eau et il est un être social qui échange de l’information.

L’eau et la digitalisation sont des fluides en plus d’être des solvants. Tout devient ou peut devenir un flux.

Le vrai dénominateur commun est le flux. L’eau et la digitalisation sont des fluides en plus d’être des solvants. L’eau peut dissoudre certaines substances et la digitalisation permet de transformer des éléments en code informatique. Ainsi l’eau fluidifie des éléments tandis que la digitalisation fluidifie l’économie en transformant des stocks en flux.

Par ailleurs, les deux sont une force. L’eau permet d’actionner des moulins, de produire de l’électricité ou de naviguer alors que le digital permet de produire en grande quantité de l’information qui sera stockée (big data), exploitée (intelligence artificielle) et sur laquelle il est possible de naviguer (réseaux sociaux, navigateurs web).

L’eau et l’information ont toujours été des enjeux stratégiques. Pour capter la première, les femmes et les hommes ont construit des aqueducs, des canaux ou encore des barrages. Pour la seconde, ils ont développé l’écriture, l’imprimerie, la télévision et l’internet. La digitalisation donne toute sa valeur à la thèse développée par François Rachline en 1991 dans son livre « de Zéro à Epsilon ». Pour ce dernier le flux remplace le stock et provoque le développement de l’économie de la capture.

La fluidification de l’économie

Un exemple simple de cette fluidification par la transformation numérique est le courrier électronique. Avant son apparition à la fin des années 60, puis sa généralisation, l’échange de courrier était long et relativement rare.

Qui posterait aujourd’hui autant d’enveloppes timbrées qu’il envoie d’e-mails dans une journée ? En 2015, 74 000 milliards d'e-mails ont été expédiés dans le monde contre 320 milliards de lettres postales, soit un rapport de 1 à 230 !

La digitalisation n’est pas un phénomène récent. L’un des premiers secteurs à connaître une rupture technologique a été le secteur financier, dans les années 70, avec l’apparition des marchés électroniques et la dématérialisation des valeurs mobilières. En facilitant les transactions ainsi que la diffusion des prix et de l’information, les plateformes ont permis une forte augmentation des volumes et un mouvement extraordinaire d’innovations tant en termes de produits (dérivés complexes, produits structurés…) que d’activités aussi bien dans les banques de financement et d’investissement que dans la gestion d’actifs. Le corollaire a été une très grande réactivité des marchés avec parfois une forte volatilité.

Aujourd'hui, l’émergence et la multiplication des plateformes fluidifient les actifs d'un grand nombre de secteurs en facilitant l’échange et l’information. Ce qui relevait auparavant du stock devient de plus en plus du flux. Un appartement peut être loué en un clic pour une nuit ou une semaine et ne plus rester inoccupé. Une voiture peut être partagée et ne plus rester immobilisée dans un garage. Il n’est plus question d’acheter des pneus mais des kilomètres, d’acquérir une voiture mais une solution de mobilité. D’un simple clic, les cadeaux de Noël sont revendus le jour même au lieu de rester dans un placard.

Ce mouvement s’accompagne d’innovations qui semblent suivre une sorte de loi de Moore et connaissent un rythme effréné. Désormais, les imprimantes 3D permettent d’imprimer à la demande des petites séries de pièces mais également des maisons ou des ponts. Les développements en cours sur la blockchain devraient permettre d’ajouter d’autres actifs (ou passifs) à la liste existante.

L’économie est effluente et ne rencontre pour limites et frontières que celles instaurées par les États.

Avec la digitalisation tout devient flux, qu’il s’agisse d’informations ou de produits. Cela permet une meilleure utilisation des actifs immobilisés mais modifie également l’équation du profit. D’une part, il est possible d’obtenir un revenu de ce qui était auparavant un coût et, d’autre part, le flux transcende les secteurs et s'affranchit des barrières (des opérateurs télécoms peuvent proposer des services bancaires).

La transformation digitale remplace la logique du stock par celle du flux. Il ne s’agit plus de posséder mais d'obtenir, de vivre des expériences, d’être dans le flux.

L’enjeu : la capture flux

La plupart des business models se focalisent sur la création de valeur ou l’expérience client. Si ces éléments sont nécessaires, sont-ils suffisants ?

Pour le commerce traditionnel, i.e. avec une boutique physique, les 3 règles d’or du succès sont : « L’emplacement, l’emplacement, l’emplacement ». En effet, le seul choix de l’emplacement d’un magasin peut déterminer son succès ou son échec, à l’image de McDonald’s dont les restaurants peuvent réaliser deux à trois fois plus de chiffre d’affaires que ceux de ses concurrents installés à proximité.

Dans « Au Bonheur des Dames », Emile Zola décrit déjà parfaitement en 1883 la capacité d’une innovation, le grand magasin, à capter la clientèle. Il ne s’agit pas seulement d’attirer le flux avec des nouveautés et des bonnes affaires, mais de le capter et de l’organiser afin de maximiser les ventes.

La capacité à être au cœur du flux est tout aussi important dans l’économie numérique. Qui se souvient encore de Netscape, le navigateur vedette des années 90 utilisé par plus de 90% des internautes ? Il a été détrôné par Internet Explorer lorsque Microsoft l’a inclus dans Windows qui accaparait le flux du fait de sa présence sur 90% des ordinateurs. En effet, comme le montrent les deux images ci-dessous, l'écart de valeur n'est pas flagrant.

No alt text provided for this image
No alt text provided for this image
AOL (en 1999) et Yahoo! (en 2000) ont choisi Google comme moteur de recherche partenaire. En 2015, AOL a été racheté par Verizon pour $4 milliards, la capitalisation boursière de Yahoo! étaient d'environ $31 millierds alors que la valeur de Google atteignait $380 milliards ! Lequel d'entre eux capture le flux?

L’eau et marketing ont une autre référence commune : le canal. Canaliser consiste à concentrer, empêcher la dispersion, restreindre en suivant une direction précise. La digitalisation multiplie les canaux de distribution et d’information dont la première conséquence est précisément la dispersion. Considérés comme le moyen d’apporter le produit, le service ou l’informations aux consommateurs, les canaux sont également ceux qui amènent le client au produit ou au service.

Amazon et Alibaba ouvrent des boutiques quand d'autres en ferment pour devenir « digital »

Chaque canal a son importance dans la capture flux en fonction sa nature et la digitalisation n’exclut pas les emplacements physiques. La boutique permet au client d’accéder au produit mais également de capter le client. Qui n’est pas entré dans une boutique parce qu’elle était belle ou attrayante ? Il est d'ailleurs intéressant de constater qu’Amazon et Alibaba ouvrent des boutiques quand d’autres en ferment pour devenir « digital ».

La différenciation ou la segmentation sont également des choix qui visent à se positionner par rapport à un flux pour créer de la valeur. Se différencier peut conduire à s’adresser à un flux différent. Si une société fabrique des ours en peluche haut de gamme, son produit doit-il être distribué comme un jouet ou comme des fleurs ? Segmenter sa clientèle nécessite d’identifier les flux auxquels sont associés chaque segment. Il en est de même pour le positionnement du produit. Un test de grossesse, par exemple, peut s'adresser à deux flux différents : les couples qui veulent un enfant ou les femmes qui veulent s’assurer de ne pas être malencontreusement enceintes.

Le flux est versatile par nature, ce qui le rend difficile à analyser et à canaliser. Les gérants de portefeuilles et les traders qui cherchent à capter le momentum connaissent bien cette difficulté.

La digitalisation rend cette analyse encore plus complexe en réseau du volume d'informations qu'elle produit. Le recours au big data et à l’intelligence artificielle devrait permettre de capter les modifications du flux. Pour cela, ces outils devront être positionnés très proches de la source d’information, à l’image des algorithmes de trading à haute fréquence qui sont directement connectés aux serveurs des plateformes de marché. Mais ils devront également être en mesure de capter l’information issue des flux physiques au risque de ne pas percevoir les signaux faibles.

La capture des flux est complexe et ne peut être parfaite. La multiplication des flux rend délicat l’identification de la pertinence de chacun d’eux, notamment parce qu’à l’instar des aqueducs, la digitalisation a également ses « porteurs d’eau ».

Les porteurs d'eau, l'effet papillon et la « population Matrix »

Pourquoi cette référence aux « porteurs d’eau » ?

Parce que les porteurs d’eau sont, d'une part, le symbole de ces métiers qui devraient disparaître mais qui perdurent lors de l’arrivée d’une innovation et, d'autre part, parce qu’ils avaient un rôle de transport de l’information. Ainsi, les aqueducs, et plus largement l’eau courante, n’ont pas fait disparaître les porteurs d’eau. Avez-vous déjà remarqué ces personnes qui déposent des bonbonnes d’eau à côté des fontaines à eau dans des locaux qui ont accès à l’eau courante ? Dans les régions qui n’ont pas accès à l’eau, les porteurs d’eau connectent les populations et transportent de l’information.

La digitalisation a créé ses « porteurs d’eau », les blogueurs et autres influenceurs sur les réseaux mais également des personnes hors réseaux, non connectés par choix ou par absence de moyens, difficilement identifiables. La digitalisation a mondialisé l’échange d’information et conféré à l’individu un pouvoir incroyable.

Aujourd’hui, l’effet papillon est devenu une réalité comme Nespresso a pu en faire l’expérience en février 2011 suite à un simple tweet parti de Montréal. L’économie numérique a inversé les rapports de force et fragilisé les positions en donnant au flux un pouvoir extraordinaire.

Accaparé, le flux est une source de création de richesse phénoménale mais mal maîtrisé, il peut être dévastateur.

Enfin, le dernier effet de la digitalisation est d’avoir engendré une « population Matrix ». Il ne s’agit pas d’une génération mais de personnes qui, à l’image de Neo, vivent dans le flux plutôt que dans le stock. Ces personnes qui aiment ce qui bouge, change, évolue et dont le plus gros contingent se retrouve dans ce qu’il est convenu d’appeler les "millenials". Leur comportement s’inscrit dans une dynamique et non plus dans une quantité d’heures travaillées ou dans la durée dans une fonction. Ils aiment passer d’un flux à l’autre et sont en recherche de mouvement permanent.

La digitalisation permet l’avènement de l’économie du flux

Comme l’électrification, la digitalisation n’est pas une stratégie mais une adaptation à mouvement inéluctable et protéiforme qui transforme tout en flux.

La machine à vapeur a permis aux usines de s’éloigner des fleuves et de détourner une partie du trafic fluvial vers les routes, la digitalisation modifie et ajoute des flux en créant une nouvelle dimension et en transformant nos sociétés. L’expérience client, à la différence du produit ou du service, est un concept qui s’applique à un flux et qui créera de la valeur si ce dernier est pertinent. Les business models doivent par conséquent décrire le flux et sa capture.

La digitalisation a cependant deux limites. D’une part, le temps dont dispose chaque individu n’est pas extensible, ce qui l’obligera à sélectionner les informations. D’autre part, la dépendance à la production d’électricité qui sera indispensable au développement de l’économie numérique qui, semble-t-il, n’en est qu’à ses débuts.

Enfin, comme pour les porteurs d’eau, la nature a horreur du vide et il est peu probable que l’être humain souhaite évoluer dans un monde uniquement digital. La tendance actuelle semble indiquer que plus le numérique se développe, plus le besoin de relations humaines s’accroît.

Tout peut-il vraiment devenir flux? L’avenir nous le dira.

**********************************************************************

Je remercie François Rachline, pour son enseignement et l’inspiration apportée par son livre en 1991, ainsi que les professeurs de l'Executive MBA de HEC Paris, notamment Jeremy Ghez, Laurence Lehman-Ortega et Marc Vanhuele pour les exemples qui ponctuent cet article et, plus spécialement, Frédéric Dalsace pour notre discussion sur le marketing du flux.

Sylvain Malige

Senior Business Officer at Pegasystems

8 ans

La métaphore est longuement filée... par delà son principal mérite qui est d'être transverse dans sa réflexion, l'article attiré l'attention sur deux points intéressants: ces pure players qui vont vers du brick and mortars et surtout, ces porteurs d'eau de l'ère digitale, qu'ils soient en ligne... ou non.

Identifiez-vous pour afficher ou ajouter un commentaire

Plus d’articles de Christophe ADAM

Autres pages consultées

Explorer les sujets