« Le monde entier est une scène,
Hommes et femmes, tous, n’y sont que des acteurs,
Chacun fait ses entrées et ses sorties,
Et notre vie durant, nous jouons plusieurs rôles »
William Shakespeare, Comme il vous plaira (II, 7).
- 1 Le terme est emprunté à son étude sur la tenderie aux grives, où sont décrites les « saisons » de p (...)
1Le 21 janvier 2022, Jean Jamin disparaissait brutalement à l’âge de soixante-seize ans. Lui rendre hommage dans la revue qu’il a dirigée pendant dix-neuf ans est une évidence, mais n’a rien de simple en raison du foisonnement de ses travaux anthropologiques, de la diversité de ses responsabilités éditoriales, et des conditions dans lesquelles il a été amené à quitter le Secrétariat général de L’Homme. Pour rendre compte des principales étapes de sa carrière, nous avons choisi de la décomposer en trois « saisons »1 associées à autant d’institutions et de thèmes de recherche successifs : l’Orstom et la fonction sociale du secret de 1971 à 1977, le Musée de l’Homme et l’histoire de la discipline de 1977 à 1994 et, enfin, de 1994 à 2013, l’École des hautes études en sciences sociales et les rapports entre littérature, musique et anthropologie. Non thématique et donc « hors saison », son action à la tête de L’Homme clôt cet hommage.
2Ce découpage, qui recèle forcément une part d’arbitraire, ne doit pas masquer certains traits communs à l’ensemble des recherches et des pratiques éditoriales de Jean Jamin, en particulier sa volonté de se mettre au service de l’écriture des autres, non seulement en tant que directeur de revue et de collection, mais aussi en tant qu’éditeur critique de documents d’archives, d’ouvrages anciens et de journaux intimes. Par ailleurs, ses travaux portent l’empreinte de son ami Michel Leiris ou traduit, pour les années antérieures à leur rencontre, les goûts et les expériences similaires de ces deux ethnologues. Lors de leur premier terrain africain, l’un et l’autre orientent en effet leur recherche vers l’initiation et le secret, puis Jean Jamin transforme en objet d’étude anthropologique leur passion partagée pour le jazz et la littérature, ainsi que la mission Dakar-Djibouti dont Leiris était membre. Un lieu, et non plus un thème, traverse enfin son œuvre, ou plutôt la boucle : les Ardennes, sa région natale, sont à la fois au centre de sa première monographie – sur la tenderie aux grives (1974) – et au cœur de son dernier ouvrage, une biographie romancée de sa famille ardennaise sur quatre générations (2021).
3Jean Jamin lui-même nous a donné quelques éléments de repères sur ce qui, au cours de sa jeunesse à Charleville-Mézières, dans les Ardennes, l’a conduit sur la voie de l’ethnologie. Dans l’un des nombreux textes qu’il écrivit à l’invitation de Jacques Hainard, Jean Jamin évoquait ainsi le « goût de la bougeotte et de l’aventure » (2018 : 275) que la figure de Rimbaud, en qui il ne voyait encore que le poète et le voyageur, et pas encore le commerçant ni le mythe bientôt décrit par Étiemble, avait fait naître chez lui alors qu’il était adolescent. Et le jeune Jean Jamin de nous inviter à déambuler, avec son ami Antoine Loussier et lui-même, le long et jusque dans les recoins de la rue de la République où était né Rimbaud – « Rimbaud dont rien que le nom sur une plaque émaillée au début du quai annonce une façon de se sentir ailleurs » (Ibid. : 278).
4Il faut pourtant le suivre en dehors de la ville, s’éloigner de ses boutiques aux vitrines trop illuminées pour ne pas jouer le rôle de « miroir social » (Ibid. : 277), et s’extraire d’un culte trop prévisible à un poète révéré, pour saisir avec plus de finesse les contours et les aspérités des chemins empruntés par celui qui allait devenir ethnologue ; il faut pour cela monter à bord de la camionnette « 1000 kilos Citroën » d’Alfred Renschaff. Distant de lui par l’âge – qui redoublait le sien –, par ses origines – belge et manouche à la fois –, et peut-être aussi par l’état d’ébriété dans lequel il se trouvait le plus souvent, le brocanteur Alfred Renschaff incarnait une figure d’altérité en laquelle Jean Jamin avait néanmoins reconnu un ami, dont le véhicule cabossé offrait un refuge tout prêt à abriter le « musée de [ses] désordres » (Ibid. : 280), en même temps que la possibilité de parcourir les sentiers frontaliers entre la Belgique et la France, et tout aussi bien ceux entre le monde civilisé et le monde plus sauvage de la forêt. Au moment de reprendre ce texte autobiographique de 2002 intitulé « Reluquaire ou comment devient-on ethnographe ? », pour significativement le placer en dernière position – tel une promesse d’un texte encore plus personnel à venir – dans le recueil d’articles Littérature et anthropologie paru en 2018, Jean Jamin s’était en effet souvenu d’un épisode qu’il avait jusqu’alors effacé de sa mémoire quand tout aurait dû le lui rappeler : les échappées avec Renschaff étaient aussi l’occasion pour lui de « courir les tenderies », soit de prélever, pour les cuisiner et les déguster aussitôt sous l’auvent de la camionnette, les grives capturées selon une technique de piégeage dont il fera plus tard l’un de ses premiers objets d’étude. Nous y reviendrons, après avoir évoqué deux ou trois autres rencontres décisives dans le parcours de Jean Jamin pour devenir ethnologue.
5« Un de mes camarades d’école, Antoine Loussier (mettons) […] » (Ibid. : 275), écrit-il encore dans ce texte, s’inspirant alors de la traduction par Jean Giono de la phrase « Call me Ismaël » que Herman Melville prête à son narrateur en ouverture de Moby Dick : « Je m’appelle Ismaël. Mettons. ». Dans cette traduction qu’il préférait à toutes les autres, Jean Jamin voyait restituée la volonté de Melville, à propos de la dénomination des choses comme de la nomination des gens, de les « faire vaciller dans leur certitude » (Ibid. : 38). Ce n’est donc pas pour restaurer la moindre certitude, mais simplement pour retracer un cheminement, que nous rapprocherons ici le nom d’Antoine Loussier de celui de François Rozoy, le camarade de classe avec lequel Jean Jamin avait noué de forts liens d’amitié au lycée Chanzy, après qu’il l’eut défendu contre des élèves qui s’entêtaient à le surnommer « Krouchtchev » en raison des positions politiques de ses parents. Jean Jamin avait dès lors occupé une place privilégiée dans la famille Rozoy ou, plus exactement, une place comparable – la « distance essentielle » en plus, affirmait-il – à celle des six autres enfants de la maison de la rue du Petit-Bois. Aussi avait-il dédié à Janine et Jean-Georges Rozoy son ouvrage intitulé Les Lois du silence. Essai sur la fonction sociale du secret (1977), puis prononcé, lors de l’enterrement de Jean-Georges à Charleville, en mars 2019, un hommage par lequel il entendait précisément briser le silence et rompre le secret, en célébrant le médecin et préhistorien amateur qui l’avait, lui que son origine sociale avait jusqu’alors maintenu à distance de nombreux domaines culturels, formé à la musique classique, sensibilisé aux livres de science-fiction, initié aux sciences humaines et guidé dans ses études.
- 2 Lettre du 10 septembre 1984 de Denise Paulme à Jean Jamin (collection particulière).
- 3 Publié à l’Institut d’ethnologie en 1974 (dans la collection « Archives et Documents »), l’ouvrage (...)
6À l’âge de dix-neuf ans, Jean Jamin « monte » à Paris et prend des fonctions de maître d’internat et de surveillant d’externat, puis d’adjoint d’enseignement, pour financer ses études supérieures : des études de philosophie tout d’abord, dont il jugea par la suite qu’elles avaient été « inconsidérément entreprises », puis de sociologie et d’ethnologie à l’Université Paris 5. En 1970, il obtient le Certificat d’ethnologie et de sociologie africaines et soutient, dans le prolongement d’une mission à la British Library pour y consulter archives, imprimés et périodiques, une maîtrise dans laquelle il analyse la notion de situation coloniale à l’aune des formes de résistance symboliques, sociales et politiques opposées par les Kikuyu (Kenya) à la colonisation britannique, au début des années 1950. C’est son directeur de maîtrise, Paul Mercier, qui l’invite alors à présenter sa candidature à un poste d’élève-chercheur à l’Orstom, dont Denise Paulme préside la section d’ethnologie. Des années plus tard, Denise Paulme avait encore en mémoire la façon dont le concours s’était déroulé : « Je me souviens parfaitement de votre audition », lui écrivait-elle, « après laquelle, avec mes amis Balandier et Augé, nous avons proposé votre nom en première ligne, d’un commun accord et sans hésiter »2. Ce recrutement à l’Orstom, en 1971, destine Jean Jamin à mener des recherches sur les sociétés situées outre-mer. Il lui faut alors, et à nouveau, tout le soutien de Denise Paulme, devenue sa directrice scientifique, pour convaincre l’institution de l’autoriser à conduire une enquête en France, et plus précisément dans sa région natale. L’ouvrage auquel cette étude donne lieu, La Tenderie aux grives chez les Ardennais du plateau (1974 et 1979a)3, est ainsi tout naturellement dédié à Denise Paulme, avec laquelle Jean Jamin est toujours resté profondément lié. Ainsi qu’il se plaisait à le raconter, tout manquement au rituel consistant à déjeuner chez elle le vendredi, fût-ce pour le plus sérieux des motifs, lui valait ce blâme cinglant : « Jamin, je ne vous savais pas ingrat ! ».
- 4 L’enquête bénéficie de l’appui du laboratoire d’ethnobotanique et d’ethnozoologie du Muséum nationa (...)
7Pour sa première enquête de terrain, Jean Jamin choisit donc de travailler sur une technique de piégeage ardennaise appelée « tenderie aux grives ». Prenant pour objet une pratique ordinaire, ses recherches lui permettent de recueillir des informations sur les taxinomies relatives aux oiseaux et au milieu naturel, sur les techniques de piégeage elles-mêmes, sur ceux qui les mettent en pratique et sur les modalités de circulation de leurs prises. Le secret, pourtant, s’invite de toutes parts dans l’enquête. Sous l’effet des critiques et des menaces de longue date proférées par les autorités administratives, les sociétés de protection de la nature ou, aussi bien, par les sociétés de chasse et les ethnologues, la tenderie aux grives se définit comme un domaine secret. En son sein, les tendeurs se meuvent dans le même silence et avec la même discrétion que leur technique de piégeage le leur commande, tandis que leurs captures semblent disparaître, rarement proposées sur les cartes des restaurants, et à peine visibles sur les étals des marchés ou des charcutiers. Pour retrouver la trace des unes et des autres, Jean Jamin doit transformer son enquête initialement ethnozoologique4 en enquête sociologique, et explorer les canaux de distribution, secrets eux aussi, à travers lesquels les grives données, plutôt que vendues, selon des règles rigoureusement dégagées de la sphère économique, mais tout aussi rigoureusement inscrites dans celle de la parenté, viennent harmoniser, renouveler et finalement « réchauffer les rapports sociaux » (1979a : 110).
Jean Jamin en pays sénoufo (Côte d’Ivoire)
1973 (d.r.)
- 5 Lettre du 12 septembre 1984 de Michel Leiris à Jean Jamin (collection particulière).
8De cette expérience de terrain où les thèmes du secret et du silence s’étaient imposés comme deux composantes essentielles, Jean Jamin disait qu’elle lui avait fourni une « base comparative » pour celle qui lui avait succédé et qu’il avait menée cette fois en tant que chargé de recherche : une mission de deux ans, de 1972 à 1974, en pays sénoufo (Côte d’Ivoire), sur le thème des « formes de transmission du savoir ». En effet, ce n’est pas l’étude monographique attendue que Jean Jamin propose à l’issue de ce long séjour au nord de la Côte d’Ivoire, mais l’essai dont il a été question plus haut, Les Lois du silence. Essai sur la fonction sociale du secret (1977), où les exemples empruntés aux contextes sénoufo, ardennais, kikuyu ou wolof entrent en dialogue pour éclairer le rôle joué par le secret dans les processus de légitimation du savoir et dans l’exercice du pouvoir. L’ethnographie sur l’initiation sénoufo y occupe néanmoins une place centrale ; de façon novatrice, Jean Jamin envisage le secret initiatique, non pour ce qu’il dissimule – un contenu pédagogique ou ésotérique – mais pour ce qu’il affirme : une appartenance à une classe et une position de pouvoir. Michel Leiris lui écrivait ainsi : « Personnellement, j’attache beaucoup de prix à ce que tu dis de l’initiation sénoufo (révélation d’un secret dont la seule raison d’être et, pourrait-on dire, le seul contenu est sa nature de “secret”) »5. Et Jean Jamin d’ajouter, sur le ton et avec le regard malicieux qu’il se donnait volontiers : « Le secret est qu’il n’y a pas de secret ».
9À son retour en France, Jean Jamin est détaché de l’Orstom à la Sedes (Société d’études pour le développement économique et social), puis au Bipe (Bureau d’informations et de prévisions économiques) pendant deux ans, au cours desquels il réalise plusieurs études sur le monde de l’entreprise, très différent de ceux déjà contrastés sur lesquels il avait jusqu’alors travaillé. Le thème du secret ne cessera cependant jamais de resurgir au fil de son parcours, que ce soit lors de ses recherches sur l’histoire de l’anthropologie (les ethnologues de l’Entre-deux-guerres s’intéressent volontiers aux « coulisses » des sociétés qu’ils étudient), à la faveur de ses réflexions sur les relations entre anthropologie et littérature (Faulkner, notamment, accorde une place centrale au non-dit et au dissimulé), dans le cadre de son travail d’édition des œuvres de Michel Leiris (qui le conduit à découvrir un secret au sein de la famille de l’ethnologue et écrivain), puis dans celui de son écriture littéraire (qu’il développe en 2021, dans Tableaux d’une exposition. Chronique d’une famille ouvrière ardennaise sous la IIIe République, à partir d’un secret au sein de sa propre famille).
10En 1977, Jean Jamin quitte l’Orstom et devient assistant au Muséum national d’histoire naturelle, où il est affecté au Laboratoire d’ethnologie du Musée de l’Homme. Ce passage d’une institution à une autre se traduit par de nouvelles recherches centrées sur l’histoire et l’épistémologie de l’anthropologie française. Le choix de ce champ d’étude, dont il est l’un des pionniers, est en partie lié à la diversité de ses premiers terrains, source d’interrogations personnelles sur la pratique ethnographique ainsi que sur les méthodes, concepts et objets d’étude de la discipline. Mais ce changement d’orientation a trois autres explications : son affectation au Musée de l’Homme, haut lieu de l’histoire de l’ethnologie française ; sa rencontre déterminante au sein de cet établissement avec Michel Leiris, figure emblématique de la discipline et membre de la première grande expédition ethnographique française ; et, pour finir, son intérêt pour les archives des anthropologues et pour leur édition critique.
Jean Jamin dans la salle du Département d’Afrique noire du Musée de l’Homme
Paris, 1985 (d.r.)
- 6 En 1988, ce département change toutefois de nom et devient la Section histoire de l’ethnologie.
- 7 Gradhiva est l’acronyme de Groupe de recherches et d’analyses documentaires sur l’histoire et les v (...)
11À une époque où ce type de documents était négligé par le milieu académique français, Jean Jamin est le premier à les exploiter et à les mettre en valeur, d’abord en tant que fondateur et responsable du Département d’archives de l’ethnologie au Musée de l’Homme (1985-1996)6, puis au sein de Gradhiva, la Revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie qu’il fonde avec Michel Leiris en 1986 chez l’éditeur Jean-Michel Place, et dirige jusqu’en 1997. Sans équivalent dans le paysage éditorial français, cette revue magnifiquement composée publie à la fois des études sur l’histoire et l’épistémologie de la discipline, des documents d’archives (notes de terrain, cours, conférences, correspondance, questionnaire, extraits de journal), et enfin des informations sur les séminaires, colloques, expositions, ouvrages et fonds d’archives liés aux thématiques traitées. Par son titre7, par l’originalité de son contenu et par l’abondance de photographies ou de dessins en noir et blanc, tous étroitement associés au texte, Gradhiva rappelle le contexte de la naissance de l’ethnologie française, évoquant aussi bien le surréalisme que l’éphémère revue Documents à laquelle Leiris avait collaboré entre 1929 et 1931. En 1998, Françoise Zonabend succède à Jean Jamin à la tête de Gradhiva dont elle conserve la ligne éditoriale jusqu’à la reprise du titre par le musée du quai Branly, en 2006. Ils rédigent d’ailleurs ensemble l’introduction du volumineux dossier « Archives et anthropologie » sorti en 2001-2002 dans cette revue (Jamin & Zonabend 2001-2002) ; un numéro qui fait date pour avoir traité les archives de la discipline comme un objet d’étude à part entière et non plus seulement comme une source documentaire.
12Sur le plan éditorial, l’apport de Jean Jamin au domaine de recherche qu’il défriche ne se limite pas à Gradhiva. L’année de création de cette revue semestrielle, il fonde et codirige avec Leiris, chez le même éditeur, la collection « Les Cahiers de Gradhiva » où paraît, entre 1986 et 2006, une trentaine de livres qui, pour la plupart, sont des rééditions critiques d’ouvrages anciens épuisés (et plus rarement des correspondances inédites) documentant l’origine de l’anthropologie française ou son évolution dans l’Entre-deux-guerres. Précisons que cette longue expérience éditoriale au service d’une anthropologie réflexive ou d’une historiographie de la discipline s’amorce en réalité dès 1978, lorsque Jean Jamin, Michel Leiris et Jean Copans prennent la direction de la nouvelle collection « Les Hommes et leurs signes » aux éditions Le Sycomore pour y publier plusieurs ouvrages sur l’histoire et l’épistémologie de l’anthropologie. L’un des premiers titres parus, Aux origines de l’anthropologie française, rassemble d’ailleurs une dizaine de textes, pour certains inédits, écrits par les membres de l’éphémère Société des Observateurs de l’homme, fondée en 1799. Or ce livre – et les articles que Jean Jamin consacre à cette Société – apporte un éclairage déterminant sur un moment inaugural méconnu, inscrit dans un contexte postrévolutionnaire et précolonial, de la pensée et de la pratique de l’anthropologie sociale. En effet, dans l’esprit de ces précurseurs, l’étude scientifique des hommes sous toutes les latitudes ne peut se faire que sous deux conditions : considérer l’Autre comme un sujet libre et égal en droit, et l’observer in situ, questionnaires et manuels d’enquête à l’appui (Copans & Jamin 1978 ; Jamin 1979b et 1982a).
13Si Jean Jamin se tourne vers l’histoire de l’anthropologie dès la fin des années 1970, il faut attendre le milieu des années 1980 pour que ce champ d’étude se développe et s’institutionnalise au sein des établissements de recherche et d’enseignement. Il joue là encore un rôle essentiel en dirigeant notamment, de 1986 à 1996, le premier programme voué aux « Recherches en épistémologie et histoire du savoir ethnographique », dans le cadre de la Recherche coopérative sur programme (Rcp), puis du Groupe de recherche (Gdr) 847 du Centre national de la recherche scientifique. Au Musée de l’Homme, il est aussi à l’origine, dès 1984, de l’un des plus anciens séminaires consacrés à ces thématiques, après celui animé par Britta Rupp-Eisenreich à l’École des hautes études en sciences sociales. Les premières questions traitées portent alors tout autant sur les modes de collecte des objets que sur l’écriture ethnographique et ses variations (en fonction du contexte historique, de l’objet d’étude, du rapport au terrain ou des méthodes adoptées).
- 8 Cf. notamment les textes situés aux deux extrémités de son parcours de recherches sur Dakar-Djibout (...)
14Le choix de ces deux thèmes de séminaire reflète assez bien l’orientation des travaux académiques de Jean Jamin à partir du début des années 1980. De toute évidence influencé par son ami Michel Leiris, avec lequel il discute quotidiennement, il consacre plusieurs articles novateurs aux « objets témoins » collectés par la mission ethnographique Dakar-Djibouti (1931-1933) et au journal rédigé par l’ethnologue et écrivain au cours de ce périple transafricain (Leiris 1934). Dans les décennies suivantes, il poursuit ses recherches sur cette expédition emblématique – conçue comme une entreprise massive et méthodique de sauvetage culturel –, afin d’approfondir son analyse des rapports souvent paradoxaux que l’ethnologie de l’Entre-deux-guerres entretient avec le fait colonial, la culture matérielle, le voyage et les avant-gardes littéraires et artistiques8. Lorsqu’il travaille sur la revue surréaliste Minotaure ou sur la revue Documents fondée par Georges Bataille, Jean Jamin (1987b, 1999) explore encore ces liens inattendus entre le monde des arts et l’ethnologie. Il montre que la discipline, en prenant initialement comme objet d’étude exclusif les sociétés exotiques « sans machinisme », partage avec ces revues des points de vue similaires où se mêlent primitivisme, contre-esthétisme, décentrement, soif d’étrangeté et regard critique sur la raison occidentale. En outre, il souligne que cette discipline récente, pleine de contradictions, cherche tout à la fois à se doter de méthodes rigoureuses et à apparaître comme une science de la culture ouverte à toutes ses manifestations, des plus banales aux plus étonnantes.
15Au milieu des années 1980, Jean Jamin est aussi l’un des premiers anthropologues à introduire en France le débat, initié aux États-Unis, sur la manière dont s’écrit l’ethnologie. Dès 1985, il présente et coordonne avec Françoise Zonabend un dossier sur ce thème dans la revue Études rurales, où il accueille notamment des textes de James Clifford et de Paul Rabinow, sans adhérer pour autant à leur perspective déconstructionniste (Jamin 1985). Si le processus de fabrication et de diffusion du savoir anthropologique occupe une place majeure dans son œuvre comme dans sa pratique éditoriale, Jean Jamin s’oppose à un postmodernisme assimilant les textes ethnographiques à des fictions (2000 : 527-528, 2018 : 32-34). Et s’il s’inspire parfois d’une approche textualiste, il s’intéresse également à l’évolution historique des normes scripturales de la discipline, aux passerelles entre ethnologie et littérature, et aux oppositions apparentes entre les divers registres d’écriture des anthropologues, depuis la monographie gommant en principe toute subjectivité jusqu’au carnet de terrain écrit à la première personne du singulier. Sa magnifique édition savante et critique de l’ensemble des écrits de Leiris sur l’Afrique est à cet égard exemplaire : il y rassemble volontairement des textes de natures très différentes – du journal écrit pendant la mission Dakar-Djibouti à une monographie sur la possession – et il insère, au plus près du texte, des extraits de correspondance, des photographies de terrain et des notes explicatives (Leiris 1996).
16En raison du poids de la muséographie au moment de l’institutionnalisation de l’ethnologie française, les musées d’ethnographie et leur mise en scène des objets constituent un autre questionnement récurrent dans l’œuvre de Jean Jamin (1989a, 1998), en parallèle à ses travaux sur la mise en texte du savoir anthropologique. Il participe d’ailleurs lui-même à la conception de plusieurs expositions traitant au moins en partie de l’histoire de l’ethnologie française et de son expédition emblématique des années 1930. Il est notamment le responsable de la section « Dakar-Djibouti » lors de l’exposition Voyages et découvertes, organisée en 1981 au Muséum national d’histoire naturelle, et le commissaire de l’exposition Aux origines du Musée de l’Homme. La mission Dakar-Djibouti, qui se tient en 1984 au musée d’Ethnographie de l’Université de Bordeaux. Son intérêt critique pour les musées ethnographiques se manifeste également par sa présence, à la fin des années 1990, au conseil scientifique de la Mission de préfiguration du musée des Arts et Civilisations (l’actuel musée du quai Branly), ou encore par sa longue complicité avec Jacques Hainard, au moment où celui-ci est le conservateur (et le rénovateur) du musée d’Ethnographie de Neuchâtel.
17Commencée au Musée de l’Homme, sa recherche pionnière sur l’histoire et l’épistémologie de l’anthropologie se poursuit à l’Ehess à travers différents séminaires, puis à la revue L’Homme qui, sous sa direction, s’ouvre à ce champ d’étude et à la publication critique d’archives. Mais, à partir des années 1990, Jean Jamin se tourne également vers d’autres sujets d’étude et vers d’autres projets éditoriaux, qui vont prendre progressivement une place prépondérante dans son travail. Il pouvait d’autant plus facilement effectuer ce tournant qu’il avait pleinement rempli son objectif : inciter ses collègues à une démarche réflexive, les sensibiliser aux archives, aux traditions et à l’histoire de leur discipline, ou encore démontrer que cette histoire peut et doit être abordée par ceux qui font et pensent l’anthropologie.
18En 1994, Jean Jamin est élu à l’École des hautes études en sciences sociales et, au sein de cet établissement, il est tout d’abord membre du Centre d’anthropologie des mondes contemporains, puis du Laboratoire d’anthropologie et d’histoire de l’institution de la culture (Lahic). Quelques années plus tôt, à la mort de Michel Leiris en septembre 1990, Jean Jamin avait hérité des droits moraux sur l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain, et s’était alors employé à élaborer les éditions critiques de plusieurs de ses textes littéraires inédits, parmi lesquels son Journal tenu de 1922 à 1989 (Leiris 1992). Le thème des rapports entre anthropologie et littérature constitue dès lors un axe central de ses recherches, dans le double prolongement de ce travail éditorial autour de l’œuvre littéraire de Leiris et de ses recherches antérieures sur les différents registres d’écriture des ethnologues : renversant la perspective des postmodernistes sur la nature fictionnelle de l’ethnographie, il se demande désormais « ce que la fiction peut avoir d’ethnographique » (Jamin 2000 : 529).
Jean Jamin
2002 (d.r.)
19Jean Jamin ne cherche pas à créer un nouveau champ disciplinaire et refuse d’ailleurs d’employer l’expression « anthropologie de la littérature ». À travers cette nouvelle recherche, il montre que la fiction, et en particulier la fiction romanesque, est un objet anthropologique légitime : à l’instar des mythes, mais de manière intuitive, elle éclaire le fonctionnement d’une société en dévoilant ses « ressorts intimes et sensibles » (Jamin 2005 : 196, 2018 : 16). Parce qu’elle tend à « dilater les rapports sociaux » et à explorer les marges, elle donne en effet à voir (et à penser) un ordre caché et un large éventail de comportements et de relations complexes qui reçoivent alors des significations neuves. Jean Jamin, en dialogue avec Daniel Fabre, défend ainsi l’idée que la littérature peut être un mode de connaissance anthropologique, non en tant que source documentaire, mais en raison de sa faculté heuristique de traduire autrement le réel. Aussi ne s’intéresse-t-il guère aux romans naturalistes, trop proches de la description ethnographique ; il prend plutôt comme objet d’étude des fictions qui, sans transcrire des situations vécues, nous touchent – et le touchent – parce qu’elles nous déplacent dans d’autres univers, souvent exotiques, tout en révélant « quelque chose de notre réel et de nous-mêmes » (Jamin 2000 : 528).
- 9 Pour son analyse, Jean Jamin mobilise notamment la théorie de l’inceste du deuxième type, élaborée (...)
20Il n’est donc pas étonnant que l’œuvre de William Faulkner retienne son attention : la lecture à seize ans de Lumières d’août a été, écrit Jean Jamin dans Faulkner. Le nom, le sol et le sang, « une de mes premières expériences ethnographiques en raison du dépaysement que j’ai vivement ressenti en m’y plongeant » (2011 : 40). Une quarantaine d’années plus tard, les romans de cet auteur américain sur une société sudiste raciste et esclavagiste, obsédée par la peur du métissage et condamnée à une culture de l’entre-soi, sont au cœur de ses réflexions pour repenser des questions anthropologiques telles que le nom, l’inceste, l’alliance et la filiation. Appliqués au langage faulknérien de la parenté (et de ses ratés), les théories et les outils d’analyse de l’anthropologie9 mettent en évidence la volonté des grandes maisons aristocratiques de privilégier, au détriment de la transmission en ligne agnatique du nom et des propriétés foncières, une transmission en ligne utérine garante de la pureté supposée de leur « race », mais cause de leur effondrement.
21S’il sert d’exemple paradigmatique, Faulkner est loin d’être le seul auteur dont l’œuvre est minutieusement étudiée. Dans Littérature et anthropologie (2018), Jean Jamin interroge aussi, avec une grande érudition, la portée anthropologique des récits d’Alexandre Dumas, Hermann Melville, Georg Büchner, William Shakespeare ou Victor Segalen. L’ouvrage montre par ailleurs que le champ d’analyse de son auteur ne se limite pas à la littérature, ni à ce qu’elle apporte à la compréhension de la société et de ses travers (violence, rumeurs, racisme, colonialisme…) ; il englobe plus largement d’autres types de fiction, du cinéma au théâtre ou à l’opéra, également traités dans les séminaires de l’Ehess que Jean Jamin co-anime avec Jean-Paul Colleyn dans la seconde moitié des années 2000.
- 10 Jean Jamin s’est ainsi inspiré de cette Fantaisie du « voyageur » ou du « promeneur » de Schubert p (...)
22Cette réflexion sur les relations entre littérature et anthropologie est en outre précédée par un intérêt passionné, qui ne se démentira jamais, pour les liens que l’anthropologie entretient avec la musique. Les premiers travaux de Jean Jamin sur la musique s’apparentent à une « promenade » (sur l’air et sur le mode majeur de la Fantaisie dite « Wanderer » de Franz Schubert10) au gré des goûts musicaux – qui sont aussi les siens – des ethnologues sur lesquels il fait porter ses recherches en histoire de l’anthropologie : l’opéra pour Michel Leiris et Claude Lévi-Strauss, dont Jean Jamin met en relation les raisons très différentes pour lesquelles ils l’affectionnaient avec l’attrait du premier pour le rite et l’événement, et du second pour le mythe et la structure ; le jazz pour Michel Leiris ou André Schaeffner, qu’il identifie comme leur « passeport esthétique » (Jamin 1996, 2006) vers l’Afrique et, plus généralement, vers l’ethnologie. C’est précisément autour de l’œuvre d’André Schaeffner, critique et historien de la musique, mais aussi fondateur et directeur du Département d’organologie musicale au Musée d’ethnographie du Trocadéro, que Jean Jamin poursuit sa réflexion anthropologique sur la musique. Ensemble, ils préparent le recueil Essais de musicologie qui paraît aux éditions Le Sycomore en 1980, l’année de la mort d’André Schaeffner. Par la suite, Jean Jamin propose des éditions critiques approfondies de plusieurs des textes inédits d’André Schaeffner que son épouse, Denise Paulme, lui confie. Nul doute que la volonté qu’il décèle alors chez l’ethnomusicologue de « replacer les œuvres dans leurs contextes artistiques, spirituels et institutionnels, [de] les étudier en fonction des habitudes mentales, des préférences ou des aversions de leurs auteurs, de leurs commanditaires, de leurs interprètes ou de leurs auditeurs, [d’]analyser les contraintes théoriques de leur composition ou celles techniques de leur exécution, [et de] tenir compte des conditions sociales de leur diffusion et de leur réception » (1989b : 70), se situe au fondement de son propre projet d’histoire et d’anthropologie sociale du jazz et de la chanson populaire.
23À partir de 2001, et pendant huit ans, Jean Jamin anime en effet, Patrick Williams à ses côtés, et Jean-Pierre Digard pour auditeur assidu, un séminaire intitulé « Jazz et anthropologie ». Écrit à quatre mains, l’ouvrage Une Anthropologie du jazz (Jamin & Williams 2010) auquel ce séminaire donne lieu célèbre une musique de l’altération, de la syncope et du contretemps, ou encore une « esthétique du non », du « débord » et du « décalage ». À travers les rapports entre la vie et l’œuvre des musiciens, la notion de « communauté » et les modes de réception ou de diffusion, Jean Jamin et Patrick Williams montrent que si le jazz est bel et bien un objet anthropologique, il est un peu plus que cela : « Il est aussi sujet, regard sur les autres et regard sur lui-même » (Ibid. : 336).
24Un autre champ musical, tout autant négligé par l’anthropologie que ne l’était le jazz une dizaine d’années plus tôt, est au cœur du séminaire « Chant, poésie et mythe populaire », qu’il dirige en collaboration avec Daniel Fabre de 2012 à 2014. Aussi le dossier du dernier numéro que Jean Jamin compose en tant que secrétaire général de L’Homme pose-t-il cette question : « Connaît-on la chanson ? » (Fabre & Jamin 2015). Le discours qu’il tient à l’occasion de sa parution, en octobre 2015, lors d’un « pot » dont il ne souhaitait pas qu’on y voit un « pot de départ », témoigne de ce que Jean Jamin la connaissait bien. Des extraits des chansons suivantes, savamment sélectionnés et ordonnés, nous disaient quelque chose de l’état d’esprit qui était alors le sien : « Le déserteur » de Boris Vian, « Et maintenant, que vais-je faire ? » de Gilbert Bécaud, « Avec le temps » de Léo Ferré, « J’me voyais déjà » de Charles Aznavour, « Vesoul » de Jacques Brel, « Alléluia » de Jean Ferrat, « La mauvaise réputation » de Georges Brassens, « Que reste-t-il de nos amours ? » et « L’âme des poètes » de Charles Trenet. Car « plus encore que parler », écrivait Michel Leiris (et rappelait souvent Jean Jamin), « chanter est un moyen de ne pas être seul, fût-ce en se tenant compagnie à soi-même, comme qui fredonne une chanson pour s’encourager à poursuivre sa route » (1988 : 106).
- 11 Cf. le titre de l’article de Claude Lévi-Strauss en hommage à Jean Pouillon : « L’homme de L’Homme (...)
- 12 Dans un entretien, Jean Jamin applique cette métaphore musicale à son action à la tête de L’Homme ( (...)
25En janvier 1997, sur la proposition de Françoise Héritier, alors directrice du Laboratoire d’anthropologie sociale (Las), et avec l’assentiment de Claude Lévi-Strauss, Jean Jamin succède à Jean Pouillon, secrétaire général de la revue depuis 1961, devenant ainsi le deuxième « homme de L’Homme »11 et son nouveau « chef d’orchestre »12. Fort de son expérience acquise depuis 1986 à Gradhiva, il s’inscrit dans l’esprit d’ouverture culturelle et géographique qui caractérisait déjà la revue, tout en lui insufflant une certaine modernité. Il fait ainsi entrer L’Homme dans l’ère informatique, revisite complètement la maquette intérieure et celle de la couverture, dont le fond se colore au fil des livraisons et où figure désormais le sommaire ou le thème central du numéro en première de couverture, autour de la chimère bicéphale emblématique de la revue.
- 13 Dans le même esprit, Jean Jamin fait dialoguer anthropologie et philosophie dans le séminaire de l’(...)
26Jean Jamin introduit de nouvelles rubriques – « En question », « Textes à l’appui », etc. –, de manière à rendre la revue plus présente dans les débats théoriques ou méthodologiques, à une époque où l’anthropologie voit ses terrains traditionnels s’ouvrir à d’autres lieux et où ses pratiques sont mises à l’épreuve par d’autres façons de faire de la recherche et d’autres courants de pensée. Contributeur régulier de la revue qu’il dirige, il participe d’ailleurs largement à ces débats, quand il ne les initie pas lui-même dans différents articles ou dossiers. Il s’attache en outre à faire apparaître les connexions possibles, les transferts conceptuels effectifs entre l’anthropologie sociale et d’autres disciplines13, ou encore à marquer les renouvellements théoriques intervenus à l’intérieur même du champ anthropologique. Toutes préoccupations qui s’inscrivent dans les intitulés des nombreux numéros spéciaux – la psychanalyse, la littérature, la musique, la parenté, la biographie ou l’anthropologie visuelle – qui jalonnent les parutions de cette époque et qui tous firent date.
27Ainsi la revue a-t-elle joué un rôle central au sein d’une discipline qui, tout en poursuivant sa visée fondatrice de dégager les invariants derrière les particularités sociales et culturelles, a été amenée à prendre en compte les transformations parfois radicales du « vivre en société » et à redéfinir ses pratiques, retoucher ses analyses et réajuster ses concepts. Grâce au travail de Jean Jamin et des secrétaires de rédaction Marie-Claire Beauregardt, Évelyne Guedj, Cléo Pace, puis Aline Malavergne et Valérie Ton That, L’Homme amplifie sa réputation de plus importante revue française d’anthropologie, dans laquelle publier prend valeur de viatique, d’accréditation ou de consécration, en particulier en début de carrière.
- 14 Lettre de Michel Leiris à Jean Guiart du 7 septembre 1984 (collection particulière).
- 15 Dans l’un des hommages qu’il rendit à Jean Pouillon, Jean Jamin explique en effet qu’il renonça à y (...)
28À la mi-mai 2015, Jean Jamin rencontrait le président de l’Ehess pour évoquer avec lui son prochain départ du secrétariat général de L’Homme, ainsi que les modalités de sa succession. C’est néanmoins sans plus d’échanges complémentaires et de manière indirecte qu’il apprenait, à la fin du mois de juillet, que le conseil scientifique de l’Ehess avait fixé à la rentrée suivante la procédure de recrutement des nouveaux responsables de la revue. Jean Jamin y avait vu un limogeage, et en avait été profondément affecté. Sans que cela puisse adoucir sa peine et sa colère, la façon dont les événements s’étaient déroulés ne laissait pas de rappeler celle dont Michel Leiris, en 1984, avait été expulsé du bureau qu’il occupait au Musée de l’Homme. L’ayant trouvé fermé à clé – un verrou y avait été posé à cette fin –, Michel Leiris écrivait alors au directeur de l’institution : « Il n’y a de ma part aucune réticence à le libérer, mais je tiens seulement à ce que cela se passe dans des conditions décentes »14. De cet épisode douloureux venait peut-être la sensibilité de Jean Jamin aux lieux de lecture et d’écriture, qu’il s’agisse de ceux de Michel Leiris (au Musée de l’Homme, mais aussi à son domicile, quai des Grands-Augustins), de celui de Claude Lévi-Strauss au Laboratoire d’anthropologie sociale (2010b : 9-16), ou de celui de son prédécesseur Jean Pouillon, dont il hérita et ne laissa pas l’utilisation au hasard15. Nul doute en effet que derrière les lieux de lecture et d’écriture – et tout particulièrement, est-on tenté d’ajouter, derrière ceux dédiés à l’anthropologie – se profilent des liens, des rencontres et des héritages. Que cette transmission n’ait pas eu lieu interroge notre discipline, nos institutions et la violence dont elles sont capables.
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- 16 Le 6 août 2021, le juge des référés du Conseil d’État, saisi par la Ligue pour la protection des oi (...)
- 17 Cf. le compte rendu que Martine Segalen et Françoise Zonabend ont proposé de cet ouvrage dans Ethno (...)
29Au moment de son décès, Jean Jamin travaillait à une réédition revue et augmentée de La Tenderie aux grives, pour laquelle il prévoyait de mener de nouvelles enquêtes dans les Ardennes afin d’y étudier la réception locale des dernières décisions et directives concernant cette technique de piégeage des oiseaux16. Peu de temps auparavant, il avait publié Tableaux d’une exposition. Chronique d’une famille ouvrière ardennaise sous la IIIe République (2021)17, un ouvrage par lequel il réalisait déjà un retour vers sa région natale, retraçant son histoire sociale, économique et politique au tournant du xxe siècle à travers le parcours d’une famille d’ouvriers ardoisiers, puis métallurgistes. Pour ce faire, il avait eu recours aux méthodes de l’anthropologie (parmi lesquelles l’enquête ethnographique), aussi bien qu’à celles de l’histoire (parmi lesquelles des recherches dans différents fonds d’archives). Mais il avait également eu recours à la fiction. En sorte que, après s’être interrogé sur ce que l’anthropologie pouvait apporter à l’étude des œuvres littéraires et sur ce qu’elle pouvait en retirer, Jean Jamin faisait lui-même œuvre de littérature. Dans cet ethno-roman, ainsi qu’il avait tout d’abord qualifié son ouvrage dans une première formulation de son sous-titre, avant de préférer à ce terme celui de « chronique », il s’appuyait sur la structure en dix scènes de la suite « Tableaux d’une exposition » de Modeste Moussorgsky pour explorer son histoire familiale sur un mode fictionnel. En tant qu’anthropologue, Jean Jamin attendait de la fiction qu’elle donne une nouvelle signification aux rapports sociaux ; en tant qu’écrivain, il nous offre un éclairage effectivement renouvelé sur celui de ces rapports sociaux qui a le plus retenu sa propre attention : le lien construit et organisé autour du secret. Appréhendés par la fiction, les secrets de famille qui fondent et scandent Tableaux d’une exposition sont autre chose que la mécanique de pouvoir et d’assujettissement que Jean Jamin décrivait dans son œuvre anthropologique ; s’ils instaurent une distance, celle-ci est protectrice, et s’ils séparent, c’est pour mieux opérer un rapprochement entre les êtres qu’ils relient et promettre un cheminement de soi vers soi. Ce n’est pas la moindre des élégances de Jean Jamin que de nous avoir permis de le découvrir sous un jour nouveau peu de temps avant que sa disparition ne nous prive douloureusement de son érudition, de son esprit de révolte, de sa générosité et de son amitié.
Jean Jamin
2013 (d.r.)