1En mars 1369, au terme de trois années de guerre civile, Henri de Trastamare, demi-frère bâtard de Pierre Ier, roi légitime de Castille, assassine ce dernier et monte sur le trône sous le nom d’Henri II, se rendant coupable tout à la fois des crimes de rébellion, de fratricide et de régicide. Afin, non de faire oublier, mais de justifier une telle accession au trône et d’asseoir sa légitimité et celle de sa lignée, le nouveau souverain entreprend une impressionnante campagne de propagande. Commencée sous différentes formes durant le conflit, celle-ci s’accentue après son avènement et se poursuit, au-delà de certaines modifications de stratégie, sous les règnes de ses descendants.
- 1 J’emprunte cette distinction à Juan Manuel NIETO SORIA, Orígenes de la monarquía hispánica: propaga (...)
- 2 Cette commande royale est mentionnée dans le prologue d’Alvar García de Santamaría à sa Crónica de (...)
- 3 Ce titre a été proposé par ibid., p. 259, et renvoie au traitement conjoint que reçoivent les règne (...)
- 4 C’est à ce parti pris trastamariste que se serait opposée la dite *Corónica verdadera, aujourd’hui (...)
2Une des pièces maîtresses de cette entreprise de propagande, entendue à la fois comme simple diffusion et comme manipulation du savoir historique1, correspond à l’œuvre historiographique officielle du chancelier Pero López de Ayala, probablement commanditée par Henri II lui-même, peu avant sa mort2. Ce décès permit à l’historien de concevoir son ouvrage à partir d’une vision globale des deux règnes qu’il présente de façon imbriquée dans sa Crónica del rey don Pedro y del rey don Enrique, su hermano, hijos del rey don Alfonso Onceno3. Il y retrace, en particulier, les événements du règne de Pierre Ier, de la guerre civile et de l’avènement d’Henri II, en en proposant une interprétation favorable à la nouvelle dynastie Trastamare :4 l’un des objectifs de l’œuvre est ainsi de proposer un portrait extrêmement négatif de Pierre Ier, dit le Cruel, dont la supposée tyrannie justifierait l’action de son demi-frère.
- 5 Germán Orduna y José Luis Moure, dans leur édition de l’œuvre, présentent ainsi les appellations et (...)
- 6 Cette thèse est cependant défendue par certains critiques, tels Joaquín GIMENO CASALDUERO, La image (...)
- 7 Les passages en question sont traduits et analysés par Julie MARQUER dans son article « La figura d (...)
- 8 On trouvera une analyse linguistique détaillée d’une autre version des lettres de Benahatín dans l’ (...)
- 9 Voir J. L. MOURE, ibid., p. 79-80. L’existence d’une circulation indépendante des lettres de Benaha (...)
3La démonstration de cette tyrannie repose sur divers arguments de propagande et sur différents procédés historiographiques. Parmi ceux-ci, joue un rôle particulièrement important l’introduction de textes attribués à d’autres voix, qui viennent corroborer ou accentuer les accusations portées contre Pierre Ier par le chroniqueur officiel. Tel est le cas des deux lettres prétendument adressées au roi castillan par le sage maure Benahatín. Des diverses versions de la Crónica que nous connaissons aujourd’hui5, seule celle dite Vulgar, rédigée dans les années 1390, comporte ces missives, dont la présence, accablante pour Pierre, contraste avec le relatif apaisement du propos anti-pétriste de cette réélaboration, effectuée après la jonction dynastique représentée par le mariage célébré en 1393 entre Henri III, petit-fils d’Henri II, et Catherine de Lancastre, petite-fille de Pierre Ier. La tentation d’inclure ces pièces de choix fut probablement trop forte pour que le chroniqueur les sacrifie sur l’autel de récentes considérations diplomatiques. Le dilemme se comprend d’autant mieux si l’on considère ces lettres, non pas comme des créations d’Ayala6, mais comme des documents indépendants dont l’insertion dans la chronique rehaussait tout à la fois l’argumentation trastamariste et la valeur du chancelier comme historien capable de tirer parti de nouvelles sources. Nous n’entrerons pas ici dans une analyse approfondie de la paternité de ces textes, déjà maintes fois examinée par la critique. Il convient cependant de rappeler que le maure Benahatín n’est pas un personnage totalement fictif, mais le reflet textuel de Lisān-ud-dīn Abū Abdil-lah Muhammad bnu-l-Jaṭīb, mieux connu comme Ibn al-Jaṭīb de Loja, grand lettré et homme politique de Grenade sous le règne de Mohammed V, jusqu’à sa disgrâce en 1371. Bien que certaines sources arabes attestent d’une véritable correspondance entre Ibn al-Jaṭīb et Pierre Ier7, il est peu probable, compte tenu de leur contenu clairement trastamariste et de divers aspects linguistiques8, que les lettres insérées par Ayala dans sa chronique en fassent véritablement partie. On peut, en revanche, penser avec José Luis Moure qu’elles sont le fait de la propagande savamment orchestrée par Henri II et qu’elles ont circulé de façon indépendante, avant d’être réélaborées par Pero López et introduites dans sa chronique9.
4Telle qu’elle apparaît dans la Crónica del rey don Pedro y del rey don Enrique, su hermano, la première des lettres de Benahatín correspond au chapitre 22 de l’année 1367 : après la bataille de Nájera, qui a vu Pierre Ier l’emporter contre les rebelles et Henri de Trastamare forcé à s’exiler, le sage maure répond à la demande de conseil du roi, alors dans une situation très délicate, en l’incitant à se réconcilier avec ses sujets et à se débarrasser des troupes anglaises du prince de Galles qui lui ont prêté main forte dans la lutte. La deuxième lettre constitue le chapitre 3 de l’année 1369, très peu de temps donc avant le récit de la mort de Pierre Ier, au chapitre 8 de la même année : Benahatín y interprète pour le roi castillan le texte d’une prophétie attribuée à Merlin, qui se clôt sur l’annonce de sa mort. Dans les deux cas, les motifs explicites des missives laissent rapidement la place à une peinture accusatrice des vices de Pierre Ier qui font de celui-ci un souverain indigne de sa fonction. Prises séparément, mais davantage encore dans la coexistence structurelle que leur a donnée le chroniqueur, les deux lettres semblent fonctionner, au-delà des croisements génériques qu’elles présentent, comme un miroir du prince, mais un miroir d’un type bien particulier, puisqu’il s’avère à la fois brouillé, inversé et déformant.
- 10 Je reprends ici la définition proposée par David NOGALES RINCÓN dans son article « Los espejos de p (...)
- 11 Hubert GRABES, The Mutable Glass. Mirror-imagery in Titles and Texts of the Middle Ages and English (...)
- 12 Hugo O. BIZZARRI, « Sermones y espejos de príncipes castellanos », Anuario de Estudios Medievales, (...)
- 13 Outre aux articles de H. O. BIZZARRI et de D. NOGALES RINCON déjà cités, on pourra se reporter sur (...)
5Brouillé, tout d’abord, car les deux lettres de Benahatín ne se présentent pas sous les dehors habituels d’un miroir du prince. Ce genre se définit avant tout par son contenu et par son objectif didactique : il s’agit d’œuvres politico-morales qui présentent un ensemble de directives de nature éthique ou ayant trait au gouvernement, lesquelles doivent inspirer l’action du bon souverain10. On pourrait, de plus, nuancer cette définition en rappelant, comme le fait Hubert Grabes, l’existence de deux tendances quasiment opposées, celle qui « reflect[s] things as they are » et constitue donc un « mirror of » et celle qui « show[s] the way things should or should not be » et fonctionne comme un « mirror for ». Toutefois, cette seconde tendance est sans aucun doute dominante au cours du Moyen Âge11. En revanche, comme l’a bien souligné Hugo Bizzarri, il n’est guère possible de proposer une définition formelle de ce genre, caractérisé par sa grande flexibilité structurelle12. Dans la péninsule Ibérique, plusieurs grandes familles se dégagent néanmoins du point de vue du type d’exposition : les œuvres les plus anciennes, d’origine orientale, ont souvent recours au motif littéraire de la réunion de grands sages et à la technique accumulative des listes de sentences ; à partir de la fin du XIIIe siècle, notamment à travers la fusion formelle proposée par les Castigos e documentos del rey don Sancho IV, on observe une utilisation croissante des techniques argumentatives de la scholastique, en particulier le commentaire d’auctoritates, et de celles de la rhétorique homilétique, propres aux créations occidentales, qui s’imposent à partir du milieu du XIVe siècle ; de plus, jusqu’au XVe siècle, tant les œuvres rattachées à la tradition orientale que celles dérivant de la tradition occidentale font appel à l’emploi d’exempla, dont l’efficacité didactique n’est plus à démontrer13, et à la forme dialogique, résultante de l’idée que le prince, sur le modèle du couple formé par Alexandre et Aristote, a besoin d’un guide, toujours présent à ses côtés, et qui prend alternativement les traits d’un sage, d’un conseiller, d’un maître, d’un père, etc.
6Sur le plan du contenu, les lettres de Benahatín s’inscrivent ainsi dans le genre du miroir du prince, en proposant une réflexion sur les droits et les devoirs du roi, mais elles le font de façon assez inusuelle, puisqu’elles se situent à la jonction des deux tendances évoquées ci-dessus : en décrivant les méfaits de Pierre Ier, elles reflètent prétendument les choses telles qu’elles sont, tandis qu’en condamnant ses agissements et en l’incitant à modifier sa conduite, elles se rapprochent de la fonction prescriptive qui est plus fréquemment celle de ce genre au Moyen Âge. Je reviendrai plus avant sur le contenu de ces deux textes, mais il est d’ores et déjà possible d’affirmer qu’ils ne s’en tiennent donc pas au simple rôle descriptif d’annales historiques, comme pourrait le laisser penser la structure choisie par Ayala pour son ouvrage. Au contraire, selon les termes de Michel Garcia,
- 14 Michel GARCIA, Obra y personalidad del Canciller Ayala, Madrid : Alhambra, 1983, p. 183.
para Pero López, una Crónica no se limita a ser una relación de acontecimientos, sino que se presta a una reflexión sobre el gobierno y su ejercicio. Una de las finalidades de esa carta [la primera de Benahatín] consiste en imponer una pausa en la lectura y añade a la dimensión narrativa una dimensión didáctica14.
- 15 Il faudrait cependant nuancer le parallèle proposé par J.-P. JARDIN (op. cit., p. 193) entre le cou (...)
7Par ailleurs, sur le plan formel, les lettres de Benahatín n’appartiennent à aucune des familles présentées précédemment, mais empruntent à chacune d’entre elles. Ainsi, l’échange épistolaire constitue en soi un dialogue à distance, qui plus est entre deux interlocuteurs qui correspondent aux figures typiques du dialogue didactique (le maître et son disciple, le conseiller et son seigneur)15. Même si nous ne disposons ici des répliques que d’une seule des deux parties, celle qui représente le savoir, il est toujours fait allusion aux interrogations auxquelles elles répondent :
E a lo que me demandastes de mi, que vos faga saber de lo que me paresçe en los vuestros grandes fechos e fieles, … [1ère lettre, p. 207].
Pediste me que por industria de mi saber […] que te fiziesse saber en qual manera podras palpar por verdadero saber vn dicho de profeçia [2ème lettre, p. 270].
8Le contenu des lettres, mais aussi la présentation qu’en fait López de Ayala, ne laissent aucun doute sur la fonction que remplit le maure dans cette construction textuelle : « grand sabidor e grand filosofo e consegero del rrey de Granada » [1ère lettre, p. 206], Benahatín incarne la figure du sage, détenteur du savoir et guide d’un interlocuteur en mal de conseil, ici le roi en personne. Les lettres de Pierre peuvent donc disparaître : une fois rappelée la question posée au sage, seule compte la réponse de celui-ci. Ainsi, Ayala remplace ici le dialogue fictionnel typique du miroir du prince médiéval par l’échange épistolaire, un dialogue certes à distance, mais soi-disant réel, son inclusion dans la chronique garantissant théoriquement son historicité et donc la valeur de son enseignement.
9Le discours de la sagesse assumé par Benahatín fait, de plus, appel à plusieurs procédés bien connus des miroirs du prince. Ainsi, l’usage répété de sentences, en particulier dans la première missive :
E sabed que la vmildança de los omnes que es por fuerça, non es durable e la que es por voluntad e por grado, es propia e durable [1ère lettre, p. 209].
E el aperçebido es el que se guarda de la cosa antes que contesca, e el orgulloso, el que piensa commo salga de la cosa despues que nasçe [1ère lettre, p. 212].
10Benahatín tire également parti de divers apologues, souvent d’origine orientale, ainsi lorsqu’il blâme Pierre Ier pour son appropriation des biens de ses propres sujets ou qu’il cherche à le mettre en garde contre le danger que pourraient représenter ses alliés anglais :
E dixo vn omne a su vezino: “¿Fulano, tu cordero leuo vn lobo e eche en pos el e tomegelo.” E dixole: “¿Pues que es del o do esta?” E dixole: “Degollelo e comilo.” E dixole: “Tu e el lobo vno sodes.” E si el pastor vsa desta guisa con el ganado, lieua mala vida o dexara de seer pastor, quanto mas deue seer el rrey con los sus subditos e naturales [1ère lettre, p. 210].
E vuestra manera paresçe con ellos al omne que criaua vn leon e caçaua con el las animalias e aprouechasse del, e vn dia fallesçio de comer al leon e comio a vn fijo que tenia aquel que lo criaua, e el desque vido aquello que le auia fecho, mato al leon e dixo: “Este es el que non cata su pro quanto su daño” [1ère lettre, p. 212].
- 16 Pour plus de détails sur ce point, voir J. MARQUER, op. cit., qui, dans la perspective de résoudre (...)
- 17 H. O. BIZZARRI, « Sermones… », p. 172.
11Comme on peut le voir, en accord avec la figure du philosophe d’al-Andalus, les procédés et le type d’exempla choisis ancrent à première vue ces lettres dans le contexte du didactisme oriental, que cette contextualisation soit authentique ou imitée par l’auteur apocryphe16. Toutefois, d’autres éléments rappellent le mode d’exposition occidental et, plus précisément, celui que les miroirs du prince empruntèrent aux sermons, comme l’a analysé Bizzarri17. On retrouve ainsi, notamment dans le cadre des exempla (voir ci-dessus celui du loup et de l’agneau), le procédé de la conversation [plática], qui permettait de théâtraliser le discours du prédicateur et d’interrompre la monotonie des citations bibliques. Un deuxième procédé que Bizzarri lie à la pratique du sermon est l’utilisation de références imagées, directement ancrées dans le quotidien des auditeurs. Des exemples semblables apparaissent dans les missives de Benahatín :
los males son en caso semejante de las melezinas amargas e pesadas para el que las beue, e son aborridas del, enpero el que las puede sofrir e atender e penar el su mal sabor esta a esperança del bien e de la salud [1ère lettre, p. 207].
E semejante es desto quien quiso alçar vna cosa pesada e quebrose su braço, e guaresçio e torno a prouar de alçar otra vez ante que fuesse bien asoldada la quebradura e mucho mas aparejada estaua de se quebrar que ante [1ère lettre, p. 208-209].
Puede le contesçer ende bien, commo contesçio al omne gloton que pone en su estomago mas vianda de aquella que la natura pide que puede sofrir, assi por el poner de la demasia [es] que el estomago non puede sofrir de gormar lo hordenado e lo desordenado [2ème lettre, p. 273].
12On ne trouve pas, en revanche, de commentaires des autorités, typiques de la tradition didactique occidentale. Dans la seconde lettre, moins riche dans l’ensemble en techniques didactiques, il existe, cependant, un procédé qui peut rappeler cet exercice scholastique, mais d’une façon bien inhabituelle, à travers l’utilisation de la prophétie de Merlin. Rappelons tout d’abord son énoncé :
En las partidas de Oçidente, entre los montes e la mar, nasçera un aue negra comedora e rrobadora, e todos los panares del mundo querria acoger en si, e todo el oro del mundo ençerrara en su estomago e despues gormarlo ha e tornara atras e non peresçera luego por esta dolençia; ca dize caersele han antes las alas e secarsele han las plumas al sol e andara de puerta en puerta e non le querra ninguno acoger, ençerrarsse ha en selua e morra ý dos vezes, vna al mundo e otra ante Dios, e desta guisa acabara [2ème lettre, p. 270-271].
- 18 M. GARCIA, « Comentario de los textos. Textos 1 y 2. Cartas del Moro Benalhatib al rey don Pedro », (...)
- 19 Au sens ancien de « Significación de las palabras y conjuntos de ellas » (DRAE).
13Le recours à des prophéties n’est pas en soi étranger aux œuvres didactiques, en particulier celles d’origine orientale (on en trouve ainsi dans le Sendebar ou dans le Calila e Dimna). Toutefois, elles y sont en général directement compréhensibles, en claire opposition avec le style merlinien, et servent davantage la narration que le discours didactique en lui-même, comme cela est le cas dans la lettre de Benahatín. En outre, comme l’a fait remarquer M. Garcia18, Merlin est lui-même un personnage de création occidentale, ce qui rend peu vraisemblable le recours à un sage maure pour expliquer ses dires, même si cette capacité complète la caractérisation du personnage comme conseiller idéal. Mais, de plus, le commentaire peut être mis en parallèle avec l’analyse scholastique des autorités. Benahatín part du texte complet de la prophétie, le décompose en huit fragments, désignés comme « sesos »19, et propose pour chacun d’entre eux une explication textuelle – l’interprétation proprement dite des images prophétiques –, une glose générale, portant sur tel ou tel type de comportement, et une glose particulière qui renvoie à la situation concrète de Pierre Ier. Le sixième fragment correspond ainsi à la mention des ailes et des plumes de cet oiseau noir. Dans un premier temps, le sage les identifie comme les vassaux de grand lignage du royaume. Il développe ensuite leur rôle, essentiel pour soutenir et ennoblir la royauté. Enfin, il décrit la situation de Pierre qui, par ses agissements, a perdu cet entourage, dont l’amour s’est reporté sur l’adversaire du roi, Henri de Trastamare. La prophétie merlinienne joue ainsi un rôle inusuel, celui de déclencheur d’un discours didactique typique d’un miroir du prince.
- 20 L’insistance de Benahatín sur le fait que Pierre Ier est l’unique responsable de l’attribution du t (...)
- 21 J.-P. JARDIN, op. cit., p. 202.
- 22 Voir M. GARCIA, Obra y personalidad…, p. 177-179.
14Divers changements de situation éloignent, toutefois, ces textes du miroir classique. On observe, tout d’abord, une sorte de brouillage de l’instance d’énonciation, non pas comme cela peut se produire dans les œuvres didactiques ayant recours à la fiction, où, par exemple, l’utilisation de personnages intradiégétiques comme émetteurs de la leçon ne vient que renforcer le message délivré par l’auteur (anonyme ou non), et ce, pour diverses raisons (caractérisation du personnage comme sage reconnu, poids de l’expérience personnelle, multiplicité des témoignages concordants, etc.) ; mais bien plutôt parce que, dans le cas de ces lettres, l’instance d’énonciation exacte se perd au cours d’une complexe mise en abyme des voix participant à un titre ou à un autre à la construction des deux textes : un commanditaire (Henri II) charge d’écrire l’histoire de son avènement sur le trône un chroniqueur (Ayala), lequel décide momentanément de laisser la parole à un sage maure (Benahatín), auteur supposé de lettres adressées à Pierre Ier, dont l’une se construit à partir de la parole prophétique d’un mage (Merlin), une parole dont Benahatín semble douter20, mais dont il accepte de proposer une interprétation, non pas en son seul nom, mais en celui d’un conseil de sages réunis à Grenade dans ce but, l’interprétation oscillant dès lors entre discours individuel et discours collectif. L’analyse de cette énonciation multiple laisse donc apparaître un double mouvement, éminemment paradoxal : d’une part, le discours contenu dans les lettres semble de moins en moins assumé (Ayala, en tant qu’auteur de l’œuvre dans son ensemble, s’en est considérablement distancié), mais, d’autre part, en décidant d’inclure les deux textes dans sa chronique, le chancelier garantit leur authenticité, c’est-à-dire qu’il se porte garant de l’existence historique de leur auteur, de celle des lettres, de celle de la prophétie de Merlin et même de la validité de son interprétation, puisque sa chronique, en narrant d’un point de vue historique le déroulement des événements annoncés par Merlin, démontre la vérité de l’oracle21. Ce paradoxe rejoint en fait le conflit signalé par M. Garcia entre les deux dimensions de la Crónica del rey don Pedro, la dimension narrative et la dimension didactique, résultantes des deux fonctions attribuées par la tradition médiévale à l’œuvre historique : garder le souvenir des événements passés et en proposer une lecture exemplaire. Ce conflit débouche chez Ayala sur une « objectivité illusoire » du discours historique, puisque Pero López recherche l’objectivité pour répondre à l’exigence de narration historique de son œuvre, mais tend à intervenir pour assurer le rôle didactique de celle-ci22. L’introduction de documents tels que les lettres de Benahatín devient alors un procédé pour surmonter cette difficulté : en faisant dire à un autre ce que l’impératif d’objectivité empêche l’historien d’assumer, il ménage son impartialité théorique tout en préservant la transmission d’un commentaire didactique, qui est aussi un jugement porté sur les événements relatés.
- 23 Si l’on accepte que le chancelier n’est pas l’auteur de ces textes, cette pluralité du destinataire (...)
15En effet, autre changement considérable vis-à-vis du miroir du prince habituel, les conseils émis par le sage maure dans ses lettres, loin de se limiter à la sphère de la théorie ou de l’hypothèse, renvoient à une situation concrète et précise, celle de Pierre Ier en 1367, puis 1369. En conséquence, le destinataire de ce miroir est lui aussi précis : c’est, en théorie, le seul Pierre Ier, à qui sont adressés tant les lettres que les conseils qu’elles contiennent. Cependant, au moment où Pero López décide d’introduire ces textes dans sa chronique, ce destinataire théorique est mort depuis longtemps. Il n’est donc pas difficile de voir que le véritable destinataire de ce discours didactique est en réalité multiple : les lettres, réelles ou non, sont insérées dans la chronique d’Ayala et leur contenu s’adresse donc aussi et surtout aux lecteurs de l’œuvre historiographique23. C’est à ce niveau que l’on s’éloigne le plus du genre spéculaire. En effet, il ne s’agit pas de faire connaître ces conseils au plus grand nombre pour induire tel ou tel comportement, mais, bien au contraire, de transmettre une idée de nature politique : l’indignité de Pierre Ier pour exercer la fonction royale. L’objectif n’est plus didactique, mais de propagande. De là, également, le changement qui affecte le contenu de ce miroir du prince bien particulier, au sein duquel la peinture des vices l’emporte sur celle des vertus.
- 24 Sur le lien entre miroirs du prince occidentaux, tradition homilétique et traités des vices et des (...)
- 25 À moins que cette concentration du texte sur les vices du prince dérive d’une conception orientale (...)
16C’est dans ce but politique que le miroir du prince va se trouver inversé : au lieu de prôner une conduite en accord avec une conception éthique déterminée et avec les vertus que celle-ci distinguerait, les lettres ont pour objectif de dénoncer un comportement condamnable, caractérisé par un ensemble de vices. Contrairement aux œuvres didactiques, qui basent leur discours soit sur un catalogue de vertus, soit sur une opposition entre vices et vertus complémentaires24, les lettres de Benahatín sont construites uniquement sur une série de vices que le prince idéal est censé fuir, sans que soient détaillées les vertus qui devraient inversement guider sa conduite25.
- 26 Le conseil de Benahatín est d’autant plus efficace, dans l’économie générale de la chronique, qu’il (...)
17Dans le premier texte, le sage part de la situation concrète dans laquelle se trouve Pierre Ier à l’issu de la bataille de Nájera, lorsque le roi castillan doit faire face à son épineuse victoire sur ses propres sujets, due en grande partie au soutien désormais problématique du Prince Noir. Avant de suggérer une rupture avec l’allié anglais, Benahatín lui conseille premièrement de se réconcilier avec ses vassaux, ce que seul un changement radical d’attitude de la part du roi pourra permettre26 :
E todas las cosas por que vos aborresçieron sean trocadas con las sus contrallas e mostrad les el arrepentimiento de todo lo pasado e honrrad a los grandes e guardad vos de las sangres e de los algos de vuestros subditos, sy non con derecho e justiçia, e alegrad el rrostro e abrid la mano e cobraredes la bien querençia [1ère lettre, p. 208].
- 27 La responsabilité du roi de canaliser au moyen de la loi l’inclination au mal des hommes constituan (...)
18À travers ce conseil en apparence bienveillant, le sage dénonce assez explicitement les méfaits de son interlocuteur, coupable d’avoir versé le sang et de s’être emparé des biens de ses sujets sans égard pour le droit et la justice, et légitime par là même la rébellion des vassaux. Au lieu de s’ériger en rempart contre l’inclination naturelle des hommes au mal, selon un des rôles fondamentaux attribués au roi et légitimant sa fonction27, Pierre apparaît comme le premier à y céder et même comme l’incarnation de ce penchant pour le mal. Toutefois, afin de développer sur ces différents vices un discours proprement didactique, Benahatín préfère à l’attaque directe une perspective théorique et généralisatrice :
E sabed que las ocasiones de los dañamientos de las faziendas de los rreyes son muchas, pero nonbrare algunas dellas. E la prinçipal es tener las gentes en poco, e la segunda es tener grand cobdiçia en allegar los algos, e la terçera es querer conplir su voluntad, e la quarta es despreçiar los omnes de la ley, [e] la quinta es vsar de crueldat [1ère lettre, p. 209].
19Les vices principaux du monarque, au nombre de cinq, sont donc le mépris des hommes, la cupidité, l’appétit débridé, le mépris de la loi et la cruauté. Benahatín définit ensuite plus en détail chaque turpitude, en expliquant par le biais de sentences, d’exempla et de références historiques les conséquences négatives qu’elle suppose pour le roi qui s’y adonne.
20Ainsi, la cupidité renvoie à l’appropriation indue par le roi des biens de ses sujets, un comportement dont le sage condamne, au moyen d’une métaphore architecturale, non pas l’immoralité, mais l’absurdité : « E el rrey que quiere aderesçar sus rregnos con algos de sus gentes semeja al que quiere labrar sus camaras con los çimientos de sus palaçios » [1ère lettre, p. 210]. Benahatín ne se situe pas sur le plan éthique, mais bien sur le plan logique en dénonçant ainsi ce qu’il considère être une « sin rrazon », selon la conception traditionnelle du roi comme protecteur de ses sujets. Tout comme le berger de l’exemplum cité plus haut, le roi qui ne remplit pas cette mission déroge à la raison même de sa fonction et est donc destiné à en être destitué : « E si el pastor vsa desta guisa con el ganado, lieua mala vida o dexara de seer pastor, quanto mas deue seer el rrey con los sus subditos e naturales » [loc. cit.].
21Quant au troisième vice, dont la formulation initiale peut paraître confuse, il est ensuite glosé comme la soumission indue à l’appétit, qui fait de l’homme un esclave et, en lui retirant l’usage de la raison, le réduit au rang de bête. Comme dans le cas de la cupidité, les dommages causés par un tel vice sont encore plus graves dans le cas du roi, puisque « el que non se sabe apoderar sobre su voluntad non podra apoderarse sobre su enemigo e es fea cosa el que quiere que sean los omnes sus catiuos, e fazesse el catiuo del que non deue » [1ère lettre, p. 211]. Le pire de ces appétits est la fornication, qui fait perdre l’âme, l’esprit, les sens et l’honneur. Le sage maure a recours à deux arguments qui lui font apparemment adopter le point de vue chrétien : d’une part, l’allusion au Christ, Dieu incarné qui n’aurait jamais commis ce péché, un exemple que le roi, représentant de Dieu sur terre, se doit donc de suivre ; d’autre part, le rappel pseudo-historique du péché du roi Rodrigue, qui a ouvert les portes de l’Espagne aux maures, une conséquence difficilement négative pour le supposé sage de Grenade, mais aux allures de catastrophe pour le roi castillan. Modifiant la nature de son argumentation, Benahatín ne se situe plus, comme précédemment, sur le plan rationnel, mais sur le plan religieux, considérant à présent l’œuvre de chair comme un « péché ». Les conséquences envisagées oscillent cependant entre l’aspect spirituel (ce « mucho » que le monarque chaste peut espérer obtenir) et l’aspect politique, aux effets concrets et immédiats :
E el dios que dizen los sabidores de los christianos que se vistio de carne e en figura de omne por los saluar, e non ouo ninguno que mas arredrado fuesse deste pecado que el, e fue en el tienpo que el fue paresçido en carne. E el buen omne sabidor faze mucho en quanto puede en semejar a su Dios e entiende de alcançar mucho en ello, quanto mas el rrey que es por El, e su teniente lugar en la tierra. E las ocasiones que acaesçieron a los rreyes por el forniçio publicos son. E vna dellas fue quando el conde don Yllan metio los moros al Andalozia por lo que el rrey fizo a su fija [1ère lettre, p. 210].
- 28 Sur les vertus habituellement attribuées à la figure du parfait roi, voir ibid., en part. p. 21-34.
22Cette analyse des différents vices se présente donc sous les dehors d’une mise en garde morale et politique valable pour tout monarque, en particulier chrétien. Au lieu d’ériger, comme le font la grande majorité des miroirs du prince, le portrait idéalisé auquel doit prétendre celui qui aspire à exercer la fonction royale, la première lettre de Benahatín expose le portrait négatif d’un anti-modèle de roi. Les cinq vices développés s’opposent implicitement à une série de vertus habituellement recommandées par les miroirs du prince : l’humilité ; la libéralité ; la mesure ou tempérance, à laquelle se rattache la chasteté ; la justice (le roi étant vu selon les cas comme simple défenseur d’une justice à laquelle il est lui-même soumis ou, selon la tendance amorcée par Alphonse X, comme législateur surplombant la loi) ; la mansuétude et le devoir de protection (image du roi comme père ou berger de ses sujets, cette dernière métaphore étant d’ailleurs reprise dans la lettre). Toutefois, outre le fait que ces valeurs ne sont pas explicitement nommées, il est intéressant de noter l’absence de certaines des vertus royales d’ordinaire considérées parmi les plus importantes, telles la sagesse, la prudence, la miséricorde, ou les vertus théologales, essentielles dans la construction du paradigme royal à partir du XIVe siècle28.
- 29 Sur les divers arguments et étapes de la propagande trastamariste, on peut se reporter à C. VALSALI (...)
23Cette observation renforce l’impression, bien vite acquise à la lecture du texte, que les cinq vices traités par le sage maure ne sont pas choisis au hasard. Parmi ceux que dénonçaient les miroirs du prince comme particulièrement nuisibles à la fonction royale (orgueil, couardise, faiblesse, avarice, etc.), les vices sélectionnés ici rappellent étrangement les différentes lignes de la propagande anti-pétriste29. Au chapitre du mépris des hommes et de la loi, Pierre Ier est accusé de vouloir gouverner seul, sans prendre en compte les avis des grands du royaume ou des Cortes, et de se prétendre au-dessus des lois, deux tendances inacceptables pour la noblesse, dont Henri de Trastamare a ainsi obtenu le soutien. La cupidité est elle aussi un vice constamment reproché à Pierre, dépeint comme l’accapareur de tous les biens du royaume, un portrait qui n’est pas sans lien avec les rumeurs qu’Henri fait circuler sur sa supposée origine juive. L’accent mis sur les appétits sans frein du souverain, avec la mention spéciale que reçoit la fornication, évoque les multiples aventures amoureuses du roi castillan, en particulier sa relation avec María de Padilla, qui lui aurait fait négliger, puis, selon certaines sources, assassiner son épouse légitime, Blanche de Bourbon. Cette dernière accusation rejoint le cinquième vice attribué à la fonction royale : la cruauté. Pierre, précisément surnommé « le Cruel » par ses adversaires, l’illustre à la perfection selon la propagande trastamare et la propre chronique d’Ayala, dont le récit accumule les exactions commises par le roi.
24L’impression que la liste de vices retenue constitue d’emblée une accusation implicite contre Pierre Ier se renforce par certaines allusions de la première lettre, telle la rumeur dont fait état Benahatín : « Oy dezir que tomades algos de vuestros comunes por fuerça » [1ère lettre, p. 212]. Il ne s’agit encore que de ouï-dire que le sage s’empresse de relativiser : « si el fecho non es assi o a los del rregno non les pesa dar de sus algos, es otra demanda » [1ère lettre, p. 213]. Plus encore, les formules de courtoisie qui concluent la lettre sont l’occasion d’un retour à une image plus positive du roi, en des termes plus courants dans le cadre de conseils personnellement adressés à un monarque : « E sodes grand rrey e segund vuestra grandeza deuen seer contadas vuestras noblezas e el vuestro poder » [1ère lettre, p. 214]. Dans la seconde missive, en revanche, le discours didactique quitte complètement le terrain des généralités théoriques et les accusations se font directes, puisque le sage révèle aussitôt que la prophétie concerne Pierre Ier : « ha de seer trayda a esecuçion en la tu persona rreal » [2ème lettre, p. 271].
- 30 On peut cependant noter qu’un des fragments de la prophétie déroge à ce fonctionnement typiquement (...)
25Cette seconde lettre non seulement met en cause directement le roi castillan, mais elle accentue également toutes les accusations portées à son encontre. D’emblée, selon le fonctionnement typique de la prophétie merlinienne, qui fait équivaloir des figures animales à des individus déterminés, Pierre est identifié à l’« ave negra », protagoniste de l’ensemble de l’oracle30. Avant même que la prophétie ne nous en apprenne plus à son sujet, il s’agit donc d’un animal caractérisé négativement, de par l’indétermination du terme « ave » et les connotations néfastes de la couleur qui lui est associée : alors que les figures royales ou les grands guerriers sont généralement symbolisés par un aigle majestueux ou un faucon menaçant, le roi castillan semble représenté par un vil corbeau, une impression confortée par les adjectifs qui lui sont aussitôt rattachés, « comedora e rrobadora ». Ce doublet de qualificatifs négatifs concentre la principale accusation faite ici à Pierre Ier, et qui renvoie au deuxième des vices royaux dénoncés par la première lettre, la cupidité. Celle-ci est exprimée dans le texte prophétique grâce à la métaphore de l’ingestion excessive d’or et de miel qui cause finalement vomissements et mort lente. La condamnation éthique et politique de la cupidité est ainsi renforcée par l’avilissement lié à la gloutonnerie et aux désordres physiologiques.
- 31 L’idée de liens unissant entre eux les vices et le modèle génératif qui en résulte s’appuient sur l (...)
26De plus, l’exégèse du savant maure accentue le portrait à charge de Pierre Ier en faisant dériver des cinq vices principaux énumérés dans la première lettre et repris partiellement par la prophétie, de nouveaux travers31. Ainsi, l’image du miel que cherche à engloutir le néfaste volatile est interprétée comme la douceur de vivre dont jouissait le royaume sous le règne vertueux d’Alphonse XI, un bonheur qui a disparu suite aux exactions commises par le nouveau roi, de nouveau caractérisé par sa cruauté :
de los quales plazeres son tirados tienpo ha todos los tus subditos por que tu eres el açidente dello por muchas amarguras e quebrantos e desafueros en que los as puesto, e pones de cada dia, faziendo en ellos muchas cruezas de sangre e de finamientos e otros muchos agrauios, los quales lengua non podria pronunçiar [loc. cit.].
27Plus grave encore, « siguiendo mal a mal », la cupidité du roi génère en lui, d’une part, mépris de l’Église, puisqu’il s’empare des biens de celle-ci (« tomas e rrobas algos e bienes de las iglesias e casas de oraçiones; assi acresçientas estos thesoros, que te non vençe conçiençia nin vergüença » [2ème lettre, p. 273]), et d’autre part, inaction, oubli de son honneur et de ses obligations comme défenseur du royaume, puisqu’il préfère se réfugier auprès de ses richesses plutôt que de combattre son ennemi, qui a de nouveau envahi ses terres :
bien sabes quanto tienpo ha en commo el tu henemigo, que se titulo en el tu nonbre de rey [… es] entrado por las tierras e señorios dende, e donde tu te llamas rrey, afirmando el titulo que ha tomado rreal, e por non te partir desta cubdiçia faze te oluidar vergüença e bondad e estas te asentado en las postrimeras del tu señorio en esta frontera, açerca contigo de tus thesoros, pues de ti non los entiendes partir nin otrossi leuar contigo metidos en tu estomago, do los querrias poner si cosa fuesse e pudiesse seer, e dende oluidas la honrra e el estado que avies, el qual te va menguando cada dia [loc. cit.].
- 32 Sur cette priorité donnée par le monarque à ses biens les plus précieux, on peut également renvoyer (...)
28L’accusation ainsi portée par Benahatín est d’autant plus fondée et efficace que la chronique a précédemment fourni un exemple d’un tel comportement de la part de Pierre Ier, lorsqu’au chapitre IV de l’année 1366, peu après l’entrée d’Henri de Trastamare sur le territoire castillan et son auto-proclamation comme roi, Pierre abandonne Burgos pour rejoindre Séville, soi-disant « ca el sabia por nueuas çiertas, que el conde don Enrrique e las conpañas que con el venian querian tomar el camino de Seuilla, do el tenia sus fijos e sus tesoros, e que por esta rrazon partia de alli para poner rrecabdo en ello » [1366, ch. IV, p. 123], libérant Burgos de son serment de fidélité et provoquant par ce manquement l’allégeance de cette cité au rebelle32. Un tel comportement justifie pleinement le changement de discours de Benahatín vis-à-vis de la légitimité de Pierre Ier comme roi de Castille : si celle-ci était rappelée avec insistance au début de la lettre (« en la qual tierra agora non es visto seer rrey dende otro alguno sy non tu, que por derecho e antigüedad lo tienes » [2ème lettre, p. 272]), l’indignité dont Pierre fait preuve à l’égard de sa fonction explique que son titre ne soit plus fondé en droit mais seulement sur ses propres dires (« donde tu te llamas rrey »). Comme l’annonçait la première lettre, le berger qui nuit à ses troupeaux cesse d’être considéré comme tel.
29Du miroir du prince inversé de la première lettre à son application dénonciatrice au cas particulier de Pierre Ier dans la seconde, on observe donc un crescendo de l’accusation prétendument émise par le sage maure à l’encontre du roi castillan. Outre ce mouvement du général au particulier, les jeux d’échos entre les deux missives (notamment concernant la cruauté et la cupidité du roi) et la conception des vices comme se rétro-alimentant les uns les autres accentuent sa condamnation sans appel. Enfin, le style de la prophétie merlinienne participe de cette amplification du portrait à charge, à travers l’emploi d’images hyperboliques, reprises dans les gloses du commentateur. L’oiseau noir qui veut s’emparer de « todos los panares del mundo », de « todo el oro del mundo », n’est plus seulement la métaphore animalière d’un roi coupable de cupidité ; il symbolise à présent le contre-modèle absolu de la fonction royale : « eres el mas señalado rrey cubdiçioso desordenado que en los tienpos passados ouo aqui en Castilla nin en otros rregnos e tierras e señorios » [2ème lettre, p. 271]. Loin de paraître excessif, un tel jugement acquiert une totale validité grâce à l’insertion des lettres dans la chronique, qui, d’une part, illustre par le récit d’événements précis chacun des vices imputés à Pierre Ier et, d’autre part, corrobore l’exégèse de Benahatín en narrant quelques chapitres plus loin la mort du roi, dans des circonstances en parfaite adéquation avec les annonces attribuées à Merlin, lesquelles prennent alors les traits d’un récit de chute exemplaire.
- 33 « E yo fablo contigo segund lo entendi sobre ello, mas non por otra çertidunbre que pudiesse yo afi (...)
30Malgré l’ouverture interprétative apparente qui clôt la seconde d’entre elles33, le discours didactique des lettres de Benahatín, qui délaisse la peinture des vertus pour dénoncer uniquement les vices du roi, se transforme ainsi très facilement en une accusation sans appel contre le souverain légitime de Castille. Le miroir inversé devient par là-même déformant, en teintant le discours sur les vices de théorie politique et de propagande.
- 34 Les conceptions politiques que j’expose dans la suite de ce travail sont expliquées de façon beauco (...)
31Mêlant préoccupation éthique et théorie politique, les deux textes attribués au sage de Grenade renvoient dos à dos deux conceptions du pouvoir royal en claire opposition dans la Castille du XIVe siècle et qui recoupent depuis longtemps déjà l’affrontement entre la perspective des souverains successifs, favorables à un renforcement du pouvoir monarchique, et celle, conservatrice, de la haute noblesse, tenante de l’équilibre politique induit par le pacte vassalique34.
- 35 Alphonse X, Siete partidas, II, 1-5, apudibid., p. 24.
- 36 Bien que López de Ayala, comme nous le verrons, ne soutienne pas cette position, son Rimado de Pala (...)
32Depuis Alphonse X, les rois castillans s’efforcent de justifier théoriquement et de mettre en pratique une consolidation du pouvoir royal sur divers plans. Selon la propre définition du roi Sage, « Vicarios de Dios son los reyes, cada vno en su reyno, puestos sobre las gentes para mantenerlas en justicias e en verdad »35. Il se fonde ainsi sur la théorie isidorienne du vicariat, qui fait du souverain le représentant de Dieu sur terre, statut qui allie dignité supérieure à toute autre et immenses responsabilités. La principale est de rechercher le bien commun et, pour ce faire, de réaliser la justice et défendre les lois, lesquelles limitent l’autorité du souverain, d’où la maxime isidorienne : « Rex eris si recte facies, si non facias, non eris ». Toutefois, afin de se libérer de cette contrainte, Alphonse X cherchera à aller encore plus loin : tout en se présentant comme le défenseur des coutumes et du rôle législatif de la communauté, il octroie, sur le modèle du Saint Empire, la fonction législative au roi, non plus seulement gardien de la loi, mais sa source. La déposition du roi Sage par son fils découle de l’opposition de la noblesse à cette nouvelle conception du pouvoir monarchique. Cependant, après avoir apporté son soutien aux prétentions nobiliaires, Sanche IV réclame à son tour un renforcement du statut royal, en s’appuyant d’ailleurs sur l’argumentation des Partidas alphonsines. Après le retour en force de la noblesse durant la minorité de Ferdinand IV, puis celle d’Alphonse XI, ce dernier impose finalement la suprématie du pouvoir royal et transmet cette conception à son héritier. C’est dans ce contexte que, vers 1345, lorsque Pierre est encore infant, Juan García de Castrojeriz traduit et glose pour lui le De regimine principum de Gilles de Rome, un traité scholastique composé en 1280 pour le jeune Philippe le Bel et qui participait de l’effort des penseurs contemporains pour rendre compatibles les thèses aristotéliciennes et l’orthodoxie chrétienne. Frère augustinien et sans doute ancien disciple de saint Thomas, le théologien y propose une défense inconditionnelle de la monarchie : le roi, ministre de Dieu sur terre, guide et modèle de vertu pour ses sujets, s’élève au-dessus des hommes et de la loi et jouit d’un pouvoir sans limite pour gouverner efficacement36.
- 37 Selon l’historien Carlos ESTEPA DÍEZ, c’est bien cet aspect personnel qui caractérise le gouverneme (...)
33C’est ce programme favorable à la monarchie que Pierre Ier cherche à mettre en place, parvenant à partir de 1355 à imposer un gouvernement personnel, indépendant de la tutelle de la noblesse et des cités37. Il s’oppose ainsi frontalement aux vues de la noblesse, partisane du modèle conservateur de saint Bonaventure, qui décrit le système féodal, selon lequel le roi octroie leurs terres à ses vassaux, qui, à leur tour, le reconnaissent comme suzerain, en un pacte qui leur donne un droit de regard sur le gouvernement du royaume. Le roi, primus inter pares, est soumis à l’autorité du Pape, à la loi, aux compromis qui le lient aux puissants et aux cités qui lui ont fait allégeance. Cette vision favorable aux grands du royaume, intermédiaires indispensables entre le roi et le reste de ses sujets, et dont Ayala s’est fait le porte-voix, est celle que représente Henri de Trastamare et qui transparaît dans les lettres de Benahatín, qui affirment : « las peñolas con que los rreyes ennoblesçen a si mesmos e anparan e defienden sus tierras e su estado, que son los omnes grandes en sangre e en linaje, que son sus naturales […], con quien [los reyes] fazen sus conssejos » [2ème lettre, p. 274], ce qui restreint dans le même temps le pouvoir du roi : « la ley es cosa general e es la ley verdadera e el rrey su sieruo e su guarda, […] e por tanto lo tienen las gentes por menguado e despreçiado al rrey que la su ley despreçia e non fian en su jura nin en su omenaje » [1ère lettre, p. 211].
- 38 « E dizen que vn rrey estaua en su palaçio e los suyos le vinieron demandar cosas que a ellos cunpl (...)
- 39 Le second sens attribué au terme ‘tyran’ par les traités politiques médiévaux est celui, ex defecti (...)
- 40 Cette idée est exprimée par Ayala lui-même dans son Rimado de Palacio (op. cit., strophe 1343, p. 3 (...)
34Bien que Pierre soit reconnu comme roi légitime, « por derecho e antigüedad », il a cherché à obtenir une plus grande indépendance du pouvoir royal et n’a donc pas respecté ses obligations de suzerain. Semblable au roi d’un des exempla de la première missive38, il a voulu ignorer ses vassaux, mais ne s’est pas ravisé à temps. Pire encore, les deux lettres, par la peinture des vices royaux qu’elles proposent, transforment le roi castillan en tyran, au sens, ex parte exercitii, de celui qui abuse du pouvoir royal39. Les droits d’un peuple face à un monarque tyrannique constituent un épineux sujet de litige parmi les théoriciens politiques médiévaux. Dans la lignée de saint Grégoire, pour Gilles de Rome, hormis dans le cas du tyran usurpateur, rien ne peut justifier le soulèvement des sujets contre leur souverain légitime, tête du corps social qu’est le royaume, selon l’image organiciste qui prévaut alors. La présence même du tyran peut, en outre, être considérée comme un châtiment divin contre les péchés d’un peuple40. Quant au châtiment du tyran, il doit être laissé à Dieu, face à qui celui-ci devra rendre des comptes, tant pour ses péchés que pour ceux qu’il aura fait commettre à son peuple. À l’opposé, la doctrine énoncée au XIIe siècle par Jean de Salisbury et renforcée un siècle plus tard par saint Thomas considère que, si le prince est l’image de Dieu et le tyran, celle du Mal, en tant que tel, il peut susciter une juste résistance de la part de son peuple, voire le tyrannicide. De ce point de vue, le peuple peut même devenir le moyen par lequel Dieu châtie le tyran. De plus, selon la perspective féodale de la noblesse conservatrice, les vassaux qui se révoltent contre un tel roi ne font pas preuve de trahison envers leur seigneur, mais s’opposent légitimement à un suzerain qui n’a pas respecté sa part du pacte vassalique.
- 41 Ce objectif correspond à une première étape de la propagande trastamariste désigné par C. VALDALISO (...)
35Selon cette conception politique, l’accusation de tyrannie justifie ainsi pleinement, dans le contexte castillan du milieu du XIVe siècle, la rébellion de la noblesse (y compris, sur un plan personnel, le passage de López de Ayala au parti trastamariste) et la déposition de Pierre Ier. Henri de Trastamare n’est plus le coupable d’un régicide, mais celui qui a mené à bien un tyrannicide nécessaire. Cependant, tandis que la doctrine de Salisbury domine la pensée politique européenne, Alphonse X, soucieux d’établir la suprématie du monarque, a imposé en Castille la perspective grégorienne. Afin de légitimer son action, Henri II déploie donc une entreprise de propagande dont le principal objectif est la transformation de Pierre en une figure tyrannique – aux deux sens du terme –41, mais il adopte une attitude ambigüe, du point de vue de la justification du tyrannicide : s’il agit dans les faits selon la perspective européenne thomiste, il cherche, sur le plan théorique, à préserver la vision grégorienne castillane, afin que ses adversaires ne puissent disposer d’arguments qui délégitimeraient sa propre accession au trône, celle d’un usurpateur, et justifieraient une future rébellion à son encontre.
- 42 Comme le signale J. MARQUER (op. cit., p. 12), l’objectif de propagande trastamariste des lettres d (...)
36De même que les chroniques et les miroirs du prince ont pu servir à justifier d’autres accessions problématiques au trône de Castille (telles celles de Sanche IV ou d’Isabelle la Catholique), les lettres de Benahatín, que López de Ayala décide d’insérer dans sa chronique, remplissent cette fonction, en se situant à la confluence de nombreuses lignes de la propagande trastamariste42. Tout d’abord, comme nous l’avons déjà signalé, elles constituent un rappel de la vision conservatrice de la société féodale, fondée sur un pacte unissant le roi à ses grands vassaux, lesquels ne peuvent être écartés du processus de prise de décision, comme le soulignent l’exemplum du roi acceptant de satisfaire les demandes de ses vassaux ou l’image des nobles comme des plumes qui ennoblissent et soutiennent la figure royale, désormais desséchées et tombées dans le cas de l’oiseau noir :
los tus naturales todos, los mas nobles e mas poderosos que a esto eran conparados, que fasta aqui tenias por peñolas de tu buelo, han puesto en oluido el amorio que te solian auer, e el señorio tuyo que fasta aqui obedesçian trataronlo con el tu contrario [2ème lettre, p. 275].
- 43 Comme je l’ai précisé plus haut, cette adresse du chroniqueur au moment d’insérer les lettres dans (...)
- 44 Il va sans dire que cette construction providentialiste remplira également une fonction essentielle (...)
37Le second objectif des lettres, plus important encore, est de justifier cet abandon du roi et le nouveau soutien que la noblesse apporte à Henri, en dressant un portrait à charge de Pierre Ier qui le fait passer du statut de roi légitime à celui de tyran. La construction en crescendo des deux textes, ainsi que leur insertion précise dans le déroulement de la chronique, sont en ceci très habiles43. Après avoir laissé à Benahatín la responsabilité de proposer un miroir du prince inversé, qui se limite à dénoncer les vices du tyran, sans encore les attribuer tous explicitement au roi castillan, seulement mis en garde contre de telles dérives, Ayala reprend la parole au terme de la première missive pour affirmer, avec toute l’autorité de l’historien, l’échec d’un tel avertissement : « E el rrey don Pedro ouo esta carta e plogole con ella; enpero non se allego a las cosas en ella contenidas, lo qual le touo grand daño » [1ère lettre, p. 215]. Les chapitres séparant les deux interventions de Benahatín (plusieurs d’entre eux également rajoutés lors de la révision de la chronique qui a vu l’insertion des lettres) servent alors, en parallèle avec une exaltation de plus en plus visible des vertus d’Henri, à confirmer l’annonce du chroniqueur et à illustrer chacun des vices condamnés par le sage maure, cette fois dans le comportement même de Pierre Ier : celui-ci exige le soutien financier de ses sujets pour pouvoir payer ses troupes et celles du prince de Galles ; il fait tuer, pour leur soutien à Henri ou par simple vengeance, d’innombrables « omnes de honrra », certains nommés, tels Ruy Ponce Palomeque et Ferrand Martínez del Cardenal (1367, ch. XXIV) ou son propre trésorier, Martín Yáñez (1367, ch. XXVIII), d’autres réussissant à échapper à la cruauté du roi, comme ceux épargnés au chapitre XXVI par Martín López de Córdoba, Maître de Calatrava, lui-même sauvé par l’intervention du roi de Grenade ; il fait également exécuter « muy cruel mente » Doña Urraca de Osorio, mère de Don Juan Alfonso de Guzmán, et s’empare de leurs biens ; il pactise avec le roi de Grenade, livrant à la destruction des maures des villes telles que Jaén et Ubeda ; il met à l’abri ses enfants et ses trésors dans la forteresse de Carmona. Lorsque le lecteur découvre la seconde lettre de Benahatín, il n’a plus de doute quant à la tyrannie de Pierre Ier : il est donc parfaitement disposé à accepter l’existence de la prophétie merlinienne et l’exégèse que le sage maure en propose et qui accuse désormais explicitement le roi castillan des vices démontrés par le récit de la chronique. La présence de l’oracle joue, en outre, un rôle supplémentaire, celui de transcendantaliser l’affrontement entre les deux demi-frères. En effet, la prophétie de Merlin, qui annonce la mort du roi, se présente également comme une sanction providentielle du comportement de Pierre, qui, au lieu de se corriger à la réception de l’avertissement de la première lettre, n’a fait qu’accroître ses méfaits, tout en se rendant coupable d’ignorer la mise en garde divine. Henri, adroitement dégagé de toute implication discursive grâce à l’éloignement de l’instance énonciatrice analysée précédemment, non seulement impose la peinture de ses vertus en claire opposition aux vices de son frère, mais est ainsi élevé au statut d’instrument providentiel chargé d’exécuter le châtiment décidé par Dieu contre le roi Cruel, seul responsable de sa propre perte44.
- 45 Son utilisation contre Pierre Ier a, cependant, été fréquente, tant dans la chronique même d’Ayala, (...)
38Par une rénovation et un détournement du miroir du prince et du procédé prophétique, habituellement utilisé pour glorifier les souverains45, les lettres de Benahatín servent ainsi au chancelier Ayala et, à travers lui, à Henri II, premier commanditaire de la chronique, à rappeler la conception politique vassalique de laquelle Pierre Ier avait tenté de se dégager, à transformer le roi légitime en tyran absolu, indigne de régner, et à faire d’une lutte fratricide un combat transcendantal entre le représentant des vices et l’instrument de la justice divine, un combat dont la chronique ratifie la leçon exemplaire, qu’elle se charge de transmettre au futurs monarques : « Agora los rreyes aprendet, e seed castigados todos los que judgades el mundo, ca grand juyzio e marauilloso fue este e muy espantable » [1369, ch. XX, p. 291].